– Non pas: on les a laissés huit jours s’ennuyer tout à leur aise; mais, au bout de huit jours, ils ont réclamé, disant que les derniers officiers s’amusaient plus qu’eux. On leur a répondu alors que les anciens officiers avaient su se faire un ami de M. Fouquet, et que M. Fouquet, les connaissant pour des amis, leur avait dès lors voulu assez de bien pour qu’ils ne s’ennuyassent point sur ses terres. Alors ils ont réfléchi. Mais aussitôt l’intendant a ajouté que, sans préjuger les ordres de M. Fouquet, il connaissait assez son maître pour savoir que tout gentilhomme au service du roi l’intéressait, et qu’il ferait, bien qu’il ne connût pas les nouveaux venus, autant pour eux qu’il avait fait pour les autres.
– À merveille! Et, là-dessus, les effets ont suivi les promesses, j’espère? Je désire, vous le savez, qu’on ne promette jamais en mon nom sans tenir.
– Là-dessus, on a mis à la disposition des officiers nos deux corsaires et vos chevaux; on leur a donné les clefs de la maison principale; en sorte qu’ils y font des parties de chasse et des promenades avec ce qu’ils trouvent de dames à Belle-Île, et ce qu’ils ont pu en recruter ne craignant pas le mal de mer dans les environs.
– Et il y en a bon nombre à Sarzeau et à Vannes, n’est-ce pas, Votre Grandeur?
– Oh! sur toute la côte, répondit tranquillement Aramis.
– Maintenant, pour les soldats?
– Tout est relatif, vous comprenez; pour les soldats, du vin, des vivres excellents et une haute paie.
– Très bien; en sorte?…
– En sorte que nous pouvons compter sur cette garnison, qui est déjà meilleure que l’autre.
– Bien.
– Il en résulte que, si Dieu consent à ce que l’on nous renouvelle ainsi les garnisaires seulement tous les deux mois, au bout de trois ans l’armée y aura passé, si bien qu’au lieu d’avoir un régiment pour nous, nous aurons cinquante mille hommes.
– Oui, je savais bien, dit Fouquet, que nul autant que vous, monsieur d’Herblay, n’était un ami précieux, impayable; mais dans tout cela, ajouta – t-il en riant, nous oublions notre ami du Vallon: que devient-il? Pendant ces trois jours que j’ai passés à Saint-Mandé, j’ai tout oublié, je l’avoue.
– Oh! je ne l’oublie pas, moi, reprit Aramis. Porthos est à Saint-Mandé, graissé sur toutes les articulations, choyé en nourriture, soigné en vins; je lui ai fait donner la promenade du petit parc, promenade que vous vous êtes réservée pour vous seul; il en use. Il recommence à marcher; il exerce sa force en courbant de jeunes ormes ou en faisant éclater de vieux chênes, comme faisait Milon de Crotone, et comme il n’y a pas de lions dans le parc, il est probable que nous le retrouverons entier. C’est un brave que notre Porthos.
– Oui; mais, en attendant, il va s’ennuyer.
– Oh! jamais.
– Il va questionner?
– Il ne voit personne.
– Mais, enfin, il attend ou espère quelque chose?
– Je lui ai donné un espoir que nous réaliserons quelque matin, et il vit là dessus.
– Lequel?
– Celui d’être présenté au roi.
– Oh! oh! en quelle qualité?
– D’ingénieur de Belle-Île, pardieu!
– Est-ce possible?
– C’est vrai.
– Certainement; maintenant ne serait-il point nécessaire qu’il retournât à Belle-Île?
– Indispensable; je songe même à l’y envoyer le plus tôt possible. Porthos a beaucoup de représentation; c’est un homme dont d’Artagnan, Athos et moi connaissons seuls le faible. Porthos ne se livre jamais; il est plein de dignité; devant les officiers, il fera l’effet d’un paladin du temps des croisades. Il grisera l’état-major sans se griser, et sera pour tout le monde un objet d’admiration et de sympathie; puis, s’il arrivait que nous eussions un ordre à faire exécuter, Porthos est une consigne vivante, et il faudra toujours en passer par où il voudra.
– Donc, renvoyez-le.
– Aussi est-ce mon dessein, mais dans quelques jours seulement, car il faut que je vous dise une chose.
– Laquelle?
– C’est que je me défie de d’Artagnan. Il n’est pas à Fontainebleau comme vous l’avez pu remarquer, et d’Artagnan n’est jamais absent ou oisif impunément. Aussi maintenant que mes affaires sont faites, je vais tâcher de savoir quelles sont les affaires que fait d’Artagnan.
– Vos affaires sont faites, dites-vous?
– Oui.
– Vous êtes bien heureux, en ce cas, et j’en voudrais pouvoir dire autant.
– J’espère que vous ne vous inquiétez plus?
– Hum!
– Le roi vous reçoit à merveille.
– Oui.
– Et Colbert vous laisse en repos?
– À peu près.
– En ce cas, dit Aramis avec cette suite d’idées qui faisait sa force, en ce cas, nous pouvons donc songer à ce que je vous disais hier à propos de la petite?
– Quelle petite?
– Vous avez déjà oublié?
– Oui.
– À propos de La Vallière?
– Ah! c’est juste.
– Vous répugne-t-il donc de gagner cette fille?
– Sur un seul point.
– Lequel?
– C’est que le cœur est intéressé autre part, et que je ne ressens absolument rien pour cette enfant.
– Oh! oh! dit Aramis; occupé par le cœur, avez-vous dit?
– Oui.
– Diable! il faut prendre garde à cela.
– Pourquoi?
– Parce qu’il serait terrible d’être occupé par le cœur quand, ainsi que vous, on a tant besoin de sa tête.
– Vous avez raison. Aussi, vous le voyez, à votre premier appel j’ai tout quitté. Mais revenons à la petite. Quelle utilité voyez-vous à ce que je m’occupe d’elle?
– Le voici. Le roi, dit-on, a un caprice pour cette petite, à ce que l’on croit du moins.
– Et vous qui savez tout, vous savez autre chose?
– Je sais que le roi a changé bien rapidement; qu’avant-hier le roi était tout feu pour Madame; qu’il y a déjà quelques jours, Monsieur s’est plaint de ce feu à la reine mère; qu’il y a eu des brouilles conjugales, des gronderies maternelles.
– Comment savez-vous tout cela?
– Je le sais, enfin.