– Monsieur! dit-elle en sanglotant.
– Car c’est vous, ajouta l’impitoyable ami des morts, c’est vous qui avez couché ces deux hommes dans la tombe.
– Oh! épargnez-moi!
– À Dieu ne plaise, mademoiselle, que j’offense une femme ou que je la fasse pleurer en vain; mais je dois dire que la place du meurtrier n’est pas sur la tombe des victimes.
Elle voulut répondre.
– Ce que je vous dis là, ajouta-t-il froidement, je le disais au roi.
Elle joignit les mains.
– Je sais, dit-elle, que j’ai causé la mort du vicomte de Bragelonne.
– Ah! vous le savez?
– La nouvelle en est arrivée à la Cour hier. J’ai fait, depuis cette nuit à deux heures, quarante lieues pour venir demander pardon au comte, que je croyais encore vivant, et pour supplier Dieu, sur la tombe de Raoul, qu’il m’envoie tous les malheurs que je mérite, excepté un seul. Maintenant, monsieur, je sais que la mort du fils a tué le père; j’ai deux crimes à me reprocher; j’ai deux punitions à attendre de Dieu.
– Je vous répéterai, mademoiselle, dit M. d’Artagnan, ce que m’a dit de vous, à Antibes, M. de Bragelonne, quand déjà il méditait sa mort:
«Si l’orgueil et la coquetterie l’ont entraînée, je lui pardonne en la méprisant. Si l’amour l’a fait succomber, je lui pardonne en lui jurant que jamais nul ne l’eût aimée autant que moi.»
– Vous savez, interrompit Louise, que, pour mon amour, j’allais me sacrifier moi-même; vous savez si j’ai souffert quand vous me rencontrâtes perdue, mourante, abandonnée. Eh bien! jamais je n’ai autant souffert qu’aujourd’hui, parce qu’alors j’espérais, je désirais, et qu’aujourd’hui je n’ai plus rien à souhaiter; parce que ce mort entraîne toute ma joie dans sa tombe; parce que je n’ose plus aimer sans remords, et que, je le sens, celui que j’aime, oh! c’est la loi, me rendra les tortures que j’ai fait subir à d’autres.
D’Artagnan ne répondit rien; il sentait trop bien qu’elle ne se trompait point.
– Eh bien! ajouta-t-elle, cher monsieur d’Artagnan, ne m’accablez pas aujourd’hui, je vous en conjure encore. Je suis comme la branche détachée du tronc, je ne tiens plus à rien en ce monde, et un courant m’entraîne je ne sais où. J’aime follement, j’aime au point de venir le dire, impie que je suis, sur les cendres de ce mort, et je n’en rougis pas, et je n’en ai pas de remords. C’est une religion que cet amour. Seulement, comme plus tard vous me verrez seule, oubliée, dédaignée; comme vous me verrez punie de ce que vous êtes destiné à punir, épargnez-moi dans mon éphémère bonheur; laissez-le moi pendant quelques jours, pendant quelques minutes. Il n’existe peut-être plus à l’heure où je vous parle. Mon Dieu! ce double meurtre est peut-être déjà expié.
Elle parlait encore; un bruit de voix et de pas de chevaux fit dresser l’oreille au capitaine.
Un officier du roi, M. de Saint-Aignan, venait chercher La Vallière de la part du roi, que rongeaient, dit-il, la jalousie et l’inquiétude.
De Saint-Aignan ne vit pas d’Artagnan, caché à moitié par l’épaisseur d’un marronnier qui versait l’ombre sur les deux tombeaux.
Louise le remercia et le congédia d’un geste. Il retourna hors de l’enclos.
– Vous voyez, dit amèrement le capitaine à la jeune femme, vous voyez, madame, que votre bonheur dure encore.
La jeune femme se releva d’un air solenneclass="underline"
– Un jour, dit-elle, vous vous repentirez de m’avoir si mal jugée. Ce jour-là, monsieur, c’est moi qui prierai Dieu d’oublier que vous avez été injuste pour moi. D’ailleurs, je souffrirai tant, que vous serez le premier à plaindre mes souffrances. Ce bonheur, monsieur d’Artagnan, ne me le reprochez pas: il me coûte cher, et je n’ai pas payé toute ma dette.
En disant ces mots, elle s’agenouilla encore doucement et affectueusement.
– Pardon, une dernière fois, mon fiancé Raoul, dit-elle. J’ai rompu notre chaîne; nous sommes tous deux destinés à mourir de douleur. C’est toi qui pars le premier: ne crains rien, je te suivrai. Vois seulement que je n’ai pas été lâche, et que je suis venue te dire ce suprême adieu. Le Seigneur m’est témoin, Raoul, que, s’il eût fallu ma vie pour racheter la tienne, j’eusse donné sans hésiter ma vie. Je ne pourrais donner mon amour. Encore une fois, pardon!
Elle cueillit un rameau et l’enfonça dans la terre, puis essuya ses yeux trempés de larmes, salua d’Artagnan et disparut.
Le capitaine regarda partir chevaux, cavaliers et carrosse, puis, croisant les bras sur sa poitrine gonflée:
– Quand sera-ce mon tour de partir? dit-il d’une voix émue. Que reste-t-il à l’homme après la jeunesse, après l’amour, après la gloire, après l’amitié, après la force, après la richesse?… Ce rocher sous lequel dort Porthos, qui posséda tout ce que je viens de dire; cette mousse sous laquelle reposent Athos et Raoul, qui possédèrent bien plus encore!
Il hésita un moment, l’œil atone; puis, se redressant:
– Marchons toujours, dit-il. Quand il en sera temps, Dieu me le dira comme il l’a dit aux autres.
Il toucha du bout des doigts la terre mouillée par la rosée du soir, se signa comme s’il eût été au bénitier d’une église et reprit seul, seul à jamais, le chemin de Paris.
Chapitre CCLXVII – Épilogue
Quatre ans après la scène que nous venons de décrire, deux cavaliers bien montés traversèrent Blois au petit jour et vinrent tout ordonner pour une chasse à l’oiseau que le roi voulait faire dans cette plaine accidentée que coupe en deux la Loire, et qui confine d’un côté à Meung, de l’autre à Amboise.
C’était le capitaine des levrettes du roi et le gouverneur des faucons, personnages fort respectés du temps de Louis XIII, mais un peu négligés par son successeur.
Ces deux cavaliers, après avoir reconnu le terrain, s’en revenaient, leurs observations faites, quand ils aperçurent des petits groupes de soldats épars que des sergents plaçaient de loin en loin, aux débouchés des enceintes. Ces soldats étaient les mousquetaires du roi.
Derrière eux venait, sur un bon cheval, le capitaine, reconnaissable à ses broderies d’or. Il avait des cheveux gris, une barbe grisonnante. Il semblait un peu voûté, bien que maniant son cheval avec aisance, et regardait tout autour de lui pour surveiller.
– M. d’Artagnan ne vieillit pas, dit le capitaine des levrettes à son collègue le fauconnier; avec dix ans de plus que nous, il paraît un cadet, à cheval.
– C’est vrai, répondit le capitaine des faucons, voilà vingt ans que je le vois toujours le même.
Cet officier se trompait: d’Artagnan, depuis quatre ans, avait pris douze années.
L’âge imprimait ses griffes impitoyables à chaque angle de ses yeux; son front s’était dégarni, ses mains, jadis brunes et nerveuses, blanchissaient comme si le sang commençait à s’y refroidir.
D’Artagnan aborda les deux officiers avec la nuance d’affabilité qui distingue les hommes supérieurs. Il reçut en échange de sa courtoisie deux saluts pleins de respect.
– Ah! quelle heureuse chance de vous voir ici, monsieur d’Artagnan! s’écria le fauconnier.