La Vallière voulut tendre ses mains vers lui.
– Nous ne devons plus nous voir dans ce monde, dit-il.
Elle voulut s’écrier: il lui ferma la bouche avec la main. Elle baisa cette main et s’évanouit.
– Olivain, dit Raoul, prenez cette jeune dame et la portez dans sa chaise, qui attend à la porte.
Olivain la souleva. Raoul fit un mouvement pour se précipiter vers La Vallière, pour lui donner le premier et le dernier baiser; puis, s’arrêtant tout à coup:
– Non, dit-il, ce bien n’est pas à moi. Je ne suis pas le roi de France, pour voler!
Et il rentra dans sa chambre, tandis que le laquais emportait La Vallière toujours évanouie.
Chapitre CCI – Ce qu'avait deviné Raoul
Raoul parti, les deux exclamations qui l’avaient suivi exhalées, Athos et d’Artagnan se retrouvèrent seuls, en face l’un de l’autre.
Athos reprit aussitôt l’air empressé qu’il avait à l’arrivée de d’Artagnan.
– Eh bien! dit-il, cher ami, que veniez-vous m’annoncer?
– Moi? demanda d’Artagnan.
– Sans doute, vous. On ne vous envoie pas ainsi sans cause?
Athos sourit.
– Dame! fit d’Artagnan.
– Je vais vous mettre à votre aise, cher ami. Le roi est furieux, n’est-ce pas?
– Mais je dois vous avouer qu’il n’est pas content.
– Et vous venez?…
– De sa part, oui.
– Pour m’arrêter, alors?
– Vous avez mis le doigt sur la chose, cher ami.
– Je m’y attendais. Allons!
– Oh! oh! que diable! fit d’Artagnan, comme vous êtes pressé, vous!
– Je crains de vous mettre en retard, dit en souriant Athos.
– J’ai le temps. N’êtes-vous pas curieux, d’ailleurs, de savoir comment les choses se sont passées entre moi et le roi?
– S’il vous plaît de me le raconter, cher ami, j’écouterai cela avec plaisir.
Et il montra à d’Artagnan un grand fauteuil dans lequel celui-ci s’étendit en prenant ses aises.
– J’y tiens, voyez-vous, continua d’Artagnan, attendu que la conversation est assez curieuse.
– J’écoute.
– Eh bien! d’abord, le roi m’a fait appeler.
– Après mon départ?
– Vous descendiez les dernières marches de l’escalier, à ce que m’ont dit les mousquetaires. Je suis arrivé. Mon ami, il n’était pas rouge, il était violet. J’ignorais encore ce qui s’était passé. Seulement, à terre, sur le parquet, je voyais une épée brisée en deux morceaux.
– Capitaine d’Artagnan! s’écria le roi en m’apercevant.
– Sire, répondis-je.
– Je quitte M. de La Fère, qui est un insolent!
– Un insolent? m’écriai-je avec un tel accent, que le roi s’arrêta court.
– Capitaine d’Artagnan, reprit le roi les dents serrées, vous allez m’écouter et m’obéir.
– C’est mon devoir, Sire.
– J’ai voulu épargner à ce gentilhomme, pour lequel je garde quelques bons souvenirs, l’affront de ne pas le faire arrêter chez moi.
– Ah! ah! dis-je tranquillement.
– Mais, continua-t-il, vous allez prendre un carrosse…
Je fis un mouvement.
– S’il vous répugne de l’arrêter vous-même, continua le roi, envoyez-moi mon capitaine des gardes.
– Sire, répliquai-je, il n’est pas besoin du capitaine des gardes puisque je suis de service.
– Je ne voudrais pas vous déplaire, dit le roi avec bonté; car vous m’avez toujours bien servi, monsieur d’Artagnan.
– Vous ne me déplaisez pas, Sire, répondis-je. Je suis de service, voilà tout.
– Mais, dit le roi avec étonnement, il me semble que le comte est votre ami?
– Il serait mon père, Sire, que je n’en serais pas moins de service.
Le roi me regarda; il vit mon visage impassible et parut satisfait.
– Vous arrêterez donc M. le comte de La Fère? demanda-t-il.
– Sans doute, Sire, si vous m’en donnez l’ordre.
– Eh bien! l’ordre, je vous le donne.
Je m’inclinai.
– Où est le comte, Sire?
– Vous le chercherez.
– Et je l’arrêterai en quelque lieu qu’il soit, alors?
– Oui… cependant, tâchez qu’il soit chez lui. S’il retournait dans ses terres, sortez de Paris et prenez-le sur la route.
Je saluai; et, comme je restais en place:
– Eh bien? demanda le roi.
– J’attends, Sire?
– Qu’attendez-vous?
– L’ordre signé.
Le roi parut contrarié.
En effet, c’était un nouveau coup d’autorité à faire, c’était réparer l’acte arbitraire, si toutefois arbitraire il y a.
Il prit la plume lentement et de mauvaise humeur puis il écrivit:
«Ordre à M. le chevalier d’Artagnan, capitaine-lieutenant de mes mousquetaires, d’arrêter M. le comte de La Fère partout où on le trouvera.»
Puis il se tourna de mon côté.
J’attendais sans sourciller. Sans doute il crut voir une bravade dans ma tranquillité, car il signa vivement; puis, me remettant l’ordre:
– Allez! s’écria-t-il.
J’obéis, et me voici.
Athos serra la main de son ami.
– Marchons, dit-il.
– Oh! fit d’Artagnan, vous avez bien quelques petites affaires à arranger avant de quitter comme cela votre logement?
– Moi? Pas du tout.
– Comment!…
– Mon Dieu, non. Vous le savez, d’Artagnan, j’ai toujours été simple voyageur sur la terre, prêt à aller au bout du monde à l’ordre de mon roi, prêt à quitter ce monde pour l’autre à l’ordre de mon Dieu. Que faut-il à l’homme prévenu? Un portemanteau ou un cercueil. Je suis prêt aujourd’hui comme toujours, cher ami. Emmenez-moi donc.
– Mais Bragelonne?…
– Je l’ai élevé dans les principes que je m’étais faits à moi-même, et vous voyez qu’en vous apercevant il a deviné à l’instant même la cause qui vous amenait. Nous l’avons dépisté un moment; mais, soyez tranquille, il s’attend assez à ma disgrâce pour ne pas s’effrayer outre mesure. Marchons.
– Marchons, dit tranquillement d’Artagnan.
– Mon ami, dit le comte, comme j’ai brisé mon épée chez le roi, et que j’en ai jeté les morceaux à ses pieds, je crois que cela me dispense de vous la remettre.
– Vous avez raison; et, d’ailleurs, que diable voulez-vous que je fasse de votre épée?
– Marche-t-on devant vous ou derrière vous?
– On marche à mon bras, répliqua d’Artagnan.
Et il prit le bras du comte de La Fère pour descendre l’escalier.
Ils arrivèrent ainsi au palier.