– Capitaine d’Artagnan! s’écria le roi en m’apercevant.
– Sire, répondis-je.
– Je quitte M. de La Fère, qui est un insolent!
– Un insolent? m’écriai-je avec un tel accent, que le roi s’arrêta court.
– Capitaine d’Artagnan, reprit le roi les dents serrées, vous allez m’écouter et m’obéir.
– C’est mon devoir, Sire.
– J’ai voulu épargner à ce gentilhomme, pour lequel je garde quelques bons souvenirs, l’affront de ne pas le faire arrêter chez moi.
– Ah! ah! dis-je tranquillement.
– Mais, continua-t-il, vous allez prendre un carrosse…
Je fis un mouvement.
– S’il vous répugne de l’arrêter vous-même, continua le roi, envoyez-moi mon capitaine des gardes.
– Sire, répliquai-je, il n’est pas besoin du capitaine des gardes puisque je suis de service.
– Je ne voudrais pas vous déplaire, dit le roi avec bonté; car vous m’avez toujours bien servi, monsieur d’Artagnan.
– Vous ne me déplaisez pas, Sire, répondis-je. Je suis de service, voilà tout.
– Mais, dit le roi avec étonnement, il me semble que le comte est votre ami?
– Il serait mon père, Sire, que je n’en serais pas moins de service.
Le roi me regarda; il vit mon visage impassible et parut satisfait.
– Vous arrêterez donc M. le comte de La Fère? demanda-t-il.
– Sans doute, Sire, si vous m’en donnez l’ordre.
– Eh bien! l’ordre, je vous le donne.
Je m’inclinai.
– Où est le comte, Sire?
– Vous le chercherez.
– Et je l’arrêterai en quelque lieu qu’il soit, alors?
– Oui… cependant, tâchez qu’il soit chez lui. S’il retournait dans ses terres, sortez de Paris et prenez-le sur la route.
Je saluai; et, comme je restais en place:
– Eh bien? demanda le roi.
– J’attends, Sire?
– Qu’attendez-vous?
– L’ordre signé.
Le roi parut contrarié.
En effet, c’était un nouveau coup d’autorité à faire, c’était réparer l’acte arbitraire, si toutefois arbitraire il y a.
Il prit la plume lentement et de mauvaise humeur puis il écrivit:
«Ordre à M. le chevalier d’Artagnan, capitaine-lieutenant de mes mousquetaires, d’arrêter M. le comte de La Fère partout où on le trouvera.»
Puis il se tourna de mon côté.
J’attendais sans sourciller. Sans doute il crut voir une bravade dans ma tranquillité, car il signa vivement; puis, me remettant l’ordre:
– Allez! s’écria-t-il.
J’obéis, et me voici.
Athos serra la main de son ami.
– Marchons, dit-il.
– Oh! fit d’Artagnan, vous avez bien quelques petites affaires à arranger avant de quitter comme cela votre logement?
– Moi? Pas du tout.
– Comment!…
– Mon Dieu, non. Vous le savez, d’Artagnan, j’ai toujours été simple voyageur sur la terre, prêt à aller au bout du monde à l’ordre de mon roi, prêt à quitter ce monde pour l’autre à l’ordre de mon Dieu. Que faut-il à l’homme prévenu? Un portemanteau ou un cercueil. Je suis prêt aujourd’hui comme toujours, cher ami. Emmenez-moi donc.
– Mais Bragelonne?…
– Je l’ai élevé dans les principes que je m’étais faits à moi-même, et vous voyez qu’en vous apercevant il a deviné à l’instant même la cause qui vous amenait. Nous l’avons dépisté un moment; mais, soyez tranquille, il s’attend assez à ma disgrâce pour ne pas s’effrayer outre mesure. Marchons.
– Marchons, dit tranquillement d’Artagnan.
– Mon ami, dit le comte, comme j’ai brisé mon épée chez le roi, et que j’en ai jeté les morceaux à ses pieds, je crois que cela me dispense de vous la remettre.
– Vous avez raison; et, d’ailleurs, que diable voulez-vous que je fasse de votre épée?
– Marche-t-on devant vous ou derrière vous?
– On marche à mon bras, répliqua d’Artagnan.
Et il prit le bras du comte de La Fère pour descendre l’escalier.
Ils arrivèrent ainsi au palier.
Grimaud, qu’ils avaient rencontré dans l’antichambre, regardait cette sortie d’un air inquiet. Il connaissait trop la vie pour ne pas se douter qu’il y eût quelque chose de caché là-dessous.
– Ah! c’est toi, mon bon Grimaud? dit Athos. Nous allons…
– Faire un tour dans mon carrosse, interrompit d’Artagnan avec un mouvement amical de la tête.
Grimaud remercia d’Artagnan par une grimace qui avait visiblement l’intention d’être un sourire, et il accompagna les deux amis jusqu’à la portière. Athos monta le premier; d’Artagnan le suivit sans avoir rien dit au cocher. Ce départ, tout simple et sans autre démonstration, ne fit aucune sensation dans le voisinage. Lorsque le carrosse eut atteint les quais:
– Vous me menez à la Bastille, à ce que je vois? dit Athos.
– Moi? dit d’Artagnan. Je vous mène où vous voulez aller, pas ailleurs.
– Comment cela? fit le comte surpris.
– Pardieu! dit d’Artagnan, vous comprenez bien, mon cher comte, que je ne me suis chargé de la commission que pour que vous en fassiez à votre fantaisie. Vous ne vous attendez pas à ce que je vous fasse écrouer comme cela brutalement, sans réflexion. Si je n’avais pas prévu cela, j’eusse laissé faire M. le capitaine des gardes.
– Ainsi?… demanda Athos.
– Ainsi, je vous le répète, nous allons où vous voulez.
– Cher ami, dit Athos en embrassant d’Artagnan, je vous reconnais bien là.
– Dame! il me semble que c’est tout simple. Le cocher va vous mener à la barrière du Cours-la-Reine; vous y trouverez un cheval que j’ai ordonné de tenir tout prêt, avec ce cheval, vous ferez trois postes tout d’une traite, et, moi, j’aurai soin de ne rentrer chez le roi, pour lui dire que vous êtes parti, qu’au moment où il sera impossible de vous joindre. Pendant ce temps, vous aurez gagné Le Havre, et, du Havre, l’Angleterre, où vous trouverez la jolie maison que m’a donnée mon ami M. Monck, sans parler de l’hospitalité que le roi Charles ne manquera pas de vous offrir… Eh bien! que dites-vous de ce projet?
– Menez-moi à la Bastille, dit Athos en souriant.
– Mauvaise tête! dit d’Artagnan; réfléchissez donc.