– Quoi?
– Que vous n’avez plus vingt ans. Croyez-moi, mon ami, je vous parle d’après moi. Une prison est mortelle aux gens de notre âge. Non, non, je ne souffrirai pas que vous languissiez en prison. Rien que d’y penser, la tête m’en tourne!
– Ami, répondit Athos, Dieu m’a fait, par bonheur, aussi fort de corps que d’esprit Croyez-moi, je serai fort jusqu’à mon dernier soupir.
– Mais ce n’est pas de la force, mon cher, c’est de la folie.
– Non, d’Artagnan, c’est une raison suprême. Ne croyez pas que je discute le moins du monde avec vous cette question de savoir si vous vous perdriez en me sauvant. J’eusse fait ce que vous faites, si la fuite eût été dans mes convenances. J’eusse donc accepté de vous ce que, sans aucun doute, en pareille circonstance, vous eussiez accepté de moi. Non! je vous connais trop pour effleurer seulement ce sujet.
– Ah! si vous me laissiez faire, dit d’Artagnan, comme j’enverrais le roi courir après vous!
– Il est le roi, cher ami.
– Oh! cela m’est bien égal; et, tout roi qu’il est, je lui répondrais parfaitement: «Sire, emprisonnez, exilez, tuez tout en France et en Europe; ordonnez-moi d’arrêter et de poignarder qui vous voudrez, fût-ce Monsieur, votre frère; mais ne touchez jamais à un des quatre mousquetaires, ou sinon, mordioux!…»
– Cher ami, répondit Athos avec calme, je voudrais vous persuader d’une chose, c’est que je désire être arrêté, c’est que je tiens à une arrestation par dessus tout.
D’Artagnan fit un mouvement d’épaules.
– Que voulez-vous! continua Athos, c’est ainsi: vous me laisseriez aller, que je reviendrais de moi-même me constituer prisonnier. Je veux prouver à ce jeune homme que l’éclat de sa couronne étourdit, je veux lui prouver qu’il n’est le premier des hommes qu’à la condition d’en être le plus généreux et le plus sage. Il me punit, il m’emprisonne, il me torture, soit! Il abuse, et je veux lui faire savoir ce que c’est qu’un remords, en attendant que Dieu lui apprenne ce que c’est qu’un châtiment.
– Mon ami, répondit d’Artagnan, je sais trop que, lorsque vous avez dit non, c’est non. Je n’insiste plus; vous voulez aller à la Bastille?
– Je le veux.
– Allons-y!… À la Bastille! continua d’Artagnan en s’adressant au cocher.
Et, se rejetant dans le carrosse, il mâcha sa moustache avec un acharnement qui, pour Athos, signifiait une résolution prise ou en train de naître.
Le silence se fit dans le carrosse, qui continua de rouler, mais pas plus vite, pas plus lentement. Athos reprit la main du mousquetaire.
– Vous n’êtes point fâché contre moi, d’Artagnan? dit-il.
– Moi? Eh! pardieu! non. Ce que vous faites par héroïsme, vous, je l’eusse fait, moi, par entêtement.
– Mais vous êtes bien d’avis que Dieu me vengera, n’est-ce pas, d’Artagnan?
– Et je connais sur la terre des gens qui aideront Dieu, dit le capitaine.
Chapitre CCII – Trois convives étonnés de souper ensemble
Le carrosse était arrivé devant la première porte de la Bastille. Un factionnaire l’arrêta, et d’Artagnan n’eut qu’un mot à dire pour que la consigne fût levée. Le carrosse entra donc.
Tandis que l’on suivait le grand chemin couvert qui conduisait à la cour du Gouvernement, d’Artagnan dont l’œil de lynx voyait tout, même à travers les murs, s’écria tout à coup:
– Eh! qu’est-ce que je vois?
– Bon! dit tranquillement Athos, qui voyez-vous, mon ami?
– Regardez donc là-bas!
– Dans la cour?
– Oui; vite, dépêchez-vous.
– Eh bien! un carrosse.
– Bien!
– Quelque pauvre prisonnier comme moi qu’on amène.
– Ce serait trop drôle!
– Je ne vous comprends pas.
– Dépêchez-vous de regarder encore pour voir celui qui va sortir de ce carrosse.
Justement un second factionnaire venait d’arrêter d’Artagnan. Les formalités s’accomplissaient. Athos pouvait voir à cent pas l’homme que son ami lui avait signalé.
Cet homme descendit, en effet, de carrosse à la porte même du Gouvernement.
– Eh bien! demanda d’Artagnan, vous le voyez?
– Oui; c’est un homme en habit gris.
– Qu’en dites-vous?
– Je ne sais trop; c’est, comme je vous le dis, un homme en habit gris qui descend de carrosse: voilà tout.
– Athos, je gagerais que c’est lui.
– Qui lui?
– Aramis.
– Aramis arrêté? Impossible!
– Je ne vous dis pas qu’il est arrêté, puisque nous le voyons seul dans son carrosse.
– Alors, que fait-il ici?
– Oh! il connaît Baisemeaux, le gouverneur, répliqua le mousquetaire d’un ton sournois. Ma foi! nous arrivons à temps!
– Pour quoi faire?
– Pour voir.
– Je regrette fort cette rencontre; Aramis, en me voyant, va prendre de l’ennui, d’abord de me voir, ensuite d’être vu.
– Bien raisonné.
– Malheureusement, il n’y a pas de remède quand on rencontre quelqu’un dans la Bastille; voulût-on reculer pour l’éviter, c’est impossible.
– Je vous dis, Athos, que j’ai mon idée; il s’agit d’épargner à Aramis l’ennui dont vous parliez.
– Comment faire?
– Comme je vous dirai, ou, pour mieux m’expliquer, laissez-moi conter la chose à ma façon; je ne vous recommanderai pas de mentir, cela vous serait impossible.
– Eh bien! alors?
– Eh bien! je mentirai pour deux; c’est si facile avec la nature et l’habitude du Gascon!
Athos sourit. Le carrosse s’arrêta où s’était arrêté celui que nous venons de signaler, sur le seuil du Gouvernement même.
– C’est entendu? fit d’Artagnan bas à son ami.
Athos consentit par un geste. Ils montèrent l’escalier. Si l’on s’étonne de la facilité avec laquelle ils étaient entrés dans la Bastille, on se souviendra qu’en entrant, c’est-à-dire au plus difficile, d’Artagnan avait annoncé qu’il amenait un prisonnier d’État.
À la troisième porte, au contraire, c’est-à-dire une fois bien entré, il dit seulement au factionnaire:
– Chez M. de Baisemeaux.
Et tous deux passèrent. Ils furent bientôt dans la salle à manger du gouverneur, où le premier visage qui frappa les yeux de d’Artagnan fut celui d’Aramis, qui était assis côte à côte avec Baisemeaux, et attendait l’arrivée d’un bon repas, dont l’odeur fumait par tout l’appartement.