Signes de tête négatifs.
— Formidable. Alors retrouvez-moi ici. J’ai une excursion pour les Vieux Cons.
— Avons-nous le droit de venir ici ? demanda Jesse.
— Bien sûr, répondit Harry. Et même si ce n’est pas le cas, que nous feront-ils ? Nous ne sommes pas encore vraiment dans l’armée. Nous ne pouvons pas être officiellement traduits en cour martiale.
— Certes, mais ils peuvent nous jeter par un sas, rétorqua Jesse.
— Ne sois pas idiote. Ce serait gaspiller de l’air d’excellente qualité.
Harry nous avait conduits sur un pont d’observation dans le secteur colonial du vaisseau. Et si on ne nous avait pas explicitement précisé qu’il nous était interdit de venir là, on ne nous avait pas dit non plus qu’on pouvait (ou devrait) y venir. Ainsi plantés sur ce pont déserté, les sept d’entre nous ressemblaient à des enfants faisant l’école buissonnière pour aller au peep-show.
Ce qui, vu sous un certain angle, était exact.
— Pendant nos petits exercices d’aujourd’hui, j’ai fait un brin de causette avec l’un des coloniaux, annonça Harry. Il m’a dit que le Henry Hudson allait effectuer son saut aujourd’hui, à 1535. J’imagine qu’aucun d’entre nous ne sait à quoi ressemble un saut. C’est pourquoi je lui ai demandé où il fallait aller pour profiter au mieux du spectacle. Il a répondu ici. Donc nous voici… (Harry consulta son APD) et avec quatre minutes d’avance seulement.
— Désolé, dit Thomas. Je n’avais pas l’intention de retarder tout le monde. Les fettuccine étaient excellentes, mais mon bas-ventre m’a supplié d’attendre.
— Thomas, s’il te plaît, épargne-nous ces détails à l’avenir, déclara Susan. Nous ne te connaissons pas encore assez bien.
— Mais comment voulez-vous me connaître sinon ? objecta Thomas.
Nul ne s’est donné la peine de répondre à cette question.
— Tout le monde sait où nous nous trouvons maintenant ? Dans l’espace, je veux dire, demandai-je après avoir laissé filer quelques instants de silence.
— Nous nous trouvons encore dans le système solaire, dit Alan en désignant le hublot panoramique. On peut s’en rendre compte en observant les constellations. Regardez, là, c’est Orion. Si nous avions franchi une distance importante, la position relative des étoiles dans le ciel aurait changé. Les constellations se seraient étendues ou auraient été totalement méconnaissables.
— Où sommes-nous censés sauter ? demanda Jesse.
— Dans le système de Phénix, répondit Alan. Mais ça ne t’apprendra rien, parce que « Phénix » est le nom de la planète et non pas de l’étoile. Il y a une constellation nommée le « Phénix », et la voici… (il désigna un ensemble d’étoiles) mais la planète Phénix ne se trouve à proximité d’aucune étoile de cette constellation. Si j’ai bonne mémoire, elle appartient en fait à la constellation du Loup, située bien plus au nord… (désignant un autre amas d’étoiles plus sombre) mais nous ne pouvons pas voir l’étoile d’ici.
— Toi, tu connais bien tes constellations, approuva Jesse d’un ton admiratif.
— Merci. Je voulais être astronome quand j’étais jeune, mais les astronomes sont payés des nèfles. Alors je suis devenu chercheur en physique.
— Beaucoup de fric pour trouver de nouvelles particules subatomiques ? demanda Thomas.
— Eh bien, non, admit Alan. Mais j’ai développé une théorie qui a permis à la boîte pour laquelle je travaillais de créer un nouveau procédé de confinement de l’énergie pour les vaisseaux spatiaux. Le plan de participation aux bénéfices de l’entreprise m’a accordé un pour cent pour ma découverte. J’ai reçu plus d’argent que je ne pouvais en dépenser, et, croyez-moi, j’en ai fait, des efforts.
— Ça doit être agréable d’être riche, dit Susan.
— Je n’ai pas eu à me plaindre, reconnut Alan. Bien sûr, je ne suis plus riche. On perd tout son pognon quand on s’engage. Et on perd aussi d’autres choses. Tenez, dans une minute, tout le temps que j’ai consacré à mémoriser les constellations ne sera plus qu’un effort perdu. Là où nous allons, il n’y a ni Orion, ni Petite Ourse, ni Cassiopée. Ça peut paraître absurde, mais il est tout à fait possible que les constellations me manquent davantage que mon fric. On peut toujours gagner du fric. Mais nous ne reviendrons jamais ici. C’est la dernière fois que je verrai ces vieilles amies.
Susan s’approcha d’Alan et lui passa le bras autour des épaules. Harry consulta son APD.
— Le moment approche.
Il entama un compte à rebours et, à « un », nous regardâmes tous par le hublot.
Rien de spectaculaire. L’instant d’avant, nous contemplions un ciel rempli d’étoiles ; l’instant d’après, un autre. Il aurait suffi de cligner des yeux pour louper le saut. Et pourtant on se retrouvait devant un ciel totalement étranger. Nous n’avions peut-être pas la connaissance d’Alan des constellations, mais la plupart d’entre nous savaient repérer Orion et la Grande Ourse à partir de l’alignement des astres. Elles ne se trouvaient nulle part, une absence subtile mais fondamentale. Je jetai un coup d’œil à Alan. Il était raide comme un piquet, sa main glissée dans celle de Susan.
— Nous tournons, annonça Thomas.
Nous observâmes les étoiles, qui se déplaçaient dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, tandis que le Henry Hudson changeait de trajectoire. Tout à coup, l’énorme bras bleu de la planète Phénix plana au-dessus de nous. Et au-dessus de la planète (ou bien en dessous, selon notre orientation), il y avait une station spatiale si grande, si massive et si affairée que nous ne pouvions que l’admirer de nos yeux exorbités.
Finalement, l’un de nous prit la parole. Maggie, à la surprise générale.
— Mais regardez un peu ça, dit-elle.
On se tourna tous vers elle. Elle était visiblement gênée.
— Je ne suis pas muette. Je ne parle pas beaucoup, c’est tout. Mais ça, ça mérite un commentaire.
— C’est vrai, dit Thomas en se retournant vers le hublot. En comparaison, la station coloniale a l’air d’une chiotte.
— Combien de vaisseaux vois-tu ? me demanda Jesse.
— Je n’en sais rien. Des dizaines. Il se pourrait qu’il y en ait des centaines, vu le peu que je sais. J’ignorais même qu’il existait autant de vaisseaux spatiaux.
— Si jamais l’un de nous pense encore que la Terre est le centre de l’humanité, déclara Harry, c’est le moment idéal pour réviser cette théorie.
Nous étions tous debout à contempler par le hublot le nouveau monde.
Mon APD me réveilla en carillonnant à 0545, ce qui était singulier dans la mesure où je l’avais réglé pour qu’il se manifeste à o600. L’écran clignotait. Il y avait un message intitulé URGENT. Je cliquai dessus.
AVIS
De 0600 à 1200, nous appliquerons le régime d’amélioration physique définitive à toutes les recrues. Pour assurer un traitement rapide, toutes les recrues sont tenues de rester dans leur cabine jusqu’à l’arrivée des responsables coloniaux qui les escorteront à leur session d’amélioration physique. Pour aider au bon déroulement de cette opération, les portes des cabines seront verrouillées à partir de 0600. S’il vous plaît, employez ce délai à régler toute affaire personnelle requérant l’usage des toilettes ou des zones extérieures à votre cabine. Si, après 0600, vous avez besoin d’utiliser les toilettes, contactez le personnel colonial du pont de votre cabine via votre APD.
Vous serez avisé quinze minutes avant votre rendez-vous ; s’il vous plaît, soyez habillé et prêt lorsque les responsables coloniaux arriveront devant votre porte. Le petit-déjeuner ne sera pas servi ; le déjeuner et le souper seront servis aux heures habituelles.