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À mon âge, il n’est pas nécessaire de me répéter que je dois faire pipi. Je marchai jusqu’aux toilettes pour me soulager en espérant que mon rendez-vous serait plus tôt que tard, n’ayant aucune envie d’avoir à demander l’autorisation d’aller aux waters. Mon rendez-vous n’était ni tôt ni tard. Mon APD m’alerta à o900, et à 0915 un coup sec fut frappé à la porte et une voix masculine cria mon nom. J’ouvris la porte, pour trouver deux coloniaux de l’autre côté. Je les suivis du pont jusqu’à la salle d’attente du Dr Russell. Je n’attendis qu’un bref instant avant d’être invité à entrer de nouveau dans la salle d’examen.

— Monsieur Perry, quel plaisir de vous revoir, dit le médecin en tendant la main. (Les coloniaux qui m’accompagnaient sortirent par la porte du fond.) S’il vous plaît, montez dans la crèche.

— La dernière fois que j’ai fait ça, vous m’avez planté des milliers de minuscules morceaux de métal dans le crâne. Pardonnez-moi de ne pas déborder d’enthousiasme à l’idée de remonter dans ce truc.

— Je comprends. Toutefois, aujourd’hui, ce sera indolore. Et nous sommes limités par le temps, alors, s’il vous plaît…

Il désigna la crèche. J’y montai à contrecœur.

— Si je ressens ne serait-ce qu’un picotement, je vais vous cogner, avertis-je.

— Normal, dit le Dr Russell en la refermant.

Je remarquai que, contrairement à la première fois, il vissait la porte à la crèche. Peut-être prenait-il la menace au sérieux. Ça m’était égal.

— Dites-moi, monsieur Perry, que pensez-vous de ces deux derniers jours ?

— Ils ont été déboussolants et agaçants. Si j’avais su que j’allais être traité comme à la maternelle, je ne me serais sans doute pas engagé.

— C’est à peu près ce que toutes les recrues disent. Alors permettez-moi de vous expliquer un peu ce que nous tentions de faire. Nous avons placé la batterie de senseurs pour deux raisons. Primo, comme vous l’avez peut-être compris, nous enregistrions votre activité cérébrale pendant que vous exécutiez diverses fonctions de base et expérimentiez certaines émotions primales. Le cerveau de tous les humains traite l’information et l’expérience plus ou moins de la même manière, mais en même temps chaque personne active des circuits et des processus qui lui sont uniques. C’est un peu comme la main humaine, qui a cinq doigts mais pour chacune une empreinte digitale différente. Notre objectif était d’isoler votre « empreinte » mentale. Cela vous semble-t-il clair ?

J’acquiesçai.

— Bien. Maintenant vous savez pourquoi nous vous avons fait faire des choses ridicules et stupides pendant deux jours.

— Comme parler à une femme nue de la fête de mon septième anniversaire ?

— Nous avons obtenu de ce test beaucoup d’informations fort utiles, dit le Dr Russell.

— Je ne vois pas comment.

— C’est technique, m’affirma le médecin. En tout cas, les deux derniers jours nous donnent une bonne idée de la manière selon laquelle votre cerveau utilise les circuits neuraux et traite toutes sortes de stimuli, et cette information, nous pouvons l’utiliser comme un patron.

Avant que j’aie le temps de demander « un patron de quoi ? », le Dr Russell poursuivit :

— Secundo, la batterie de senseurs n’enregistre pas seulement ce que fait votre cerveau. Elle transmet également une représentation en temps réel de votre activité cérébrale. Ou, pour l’exprimer autrement, elle peut diffuser votre conscience. Une opération essentielle parce que, contrairement aux processus mentaux spécifiques, il est impossible d’enregistrer la conscience. Elle doit être vivante pour effectuer le transfert.

— Le transfert.

— Précisément.

— Cela vous ennuie-t-il si je vous demande de quoi diable vous parlez ?

Le Dr Russell sourit.

— Monsieur Perry, lorsque vous avez signé pour vous engager dans l’armée, vous pensiez que nous vous rendrions votre jeunesse, n’est-ce pas ?

— Oui. Comme tout le monde. On ne peut faire la guerre avec des vieillards, et pourtant ce sont eux que vous recrutez. Vous connaissez donc un procédé permettant de les rajeunir.

— D’après vous, comment faisons-nous ? demanda le Dr Russell.

— Je n’en sais fichtre rien. La thérapie génique. Des parties clonées de remplacement. Vous échangez je ne sais comment les composants usés pour de nouveaux.

— Vous avez à moitié raison. Nous utilisons effectivement la thérapie génique et les remplacements clonés. Mais nous n’« échangeons » rien, à part vous.

— Je ne comprends pas.

J’eus soudain très froid, comme si la réalité commençait de s’infiltrer dans mon esprit.

— Votre corps est vieux, monsieur Perry. Il est vieux et ne tiendra plus le coup bien longtemps. Il est inutile de s’escrimer à le sauver ou à l’améliorer. C’est là une chose qui ne s’améliore pas avec l’âge ni même avec des composants remplacés indestructibles. Tout ce qu’un corps humain fait lorsqu’il vieillit est de vieillir. Donc nous allons vous en débarrasser. Nous allons vous en débarrasser totalement. La seule partie de votre personne que nous allons sauver est la seule qui ne s’est pas délabrée : votre esprit, votre conscience, votre identité.

Le Dr Russell gagna la porte du fond par où étaient sortis les coloniaux et frappa. Puis il se tourna vers moi.

— Regardez bien votre corps, monsieur Perry. Parce que vous allez bientôt lui dire adieu. Vous allez partir ailleurs.

— Où ça, docteur Russell ?

Je pouvais à peine réunir assez de salive pour parler.

— Vous allez là, dit-il en ouvrant la porte.

Les coloniaux réapparurent. L’un d’eux poussait un fauteuil roulant avec quelqu’un dedans. Je tendis le cou pour voir. Et je me mis à trembler comme une feuille.

C’était moi.

Cinquante ans auparavant.

Cinq

— Maintenant, je veux que vous vous détendiez, me dit le Dr Russell.

Les coloniaux avaient poussé le plus jeune moi-même jusqu’à l’autre crèche et avaient entrepris de le placer à l’intérieur. Il, ou ça, ou moi, ou que sais-je, n’offrait aucune résistance. Ils auraient tout aussi bien pu manipuler quelqu’un dans le coma. Ou encore un cadavre. J’étais fasciné. Et horrifié. Une toute petite voix dans mon cerveau me soufflait que c’était une bonne idée d’aller aux toilettes avant de venir, sinon j’aurais uriné le long de mes jambes.

— Comment…

Les mots restèrent coincés dans ma gorge. Ma bouche était trop sèche pour parler. Le Dr Russell dit deux mots à l’un des coloniaux, qui sortit et revint avec une petite tasse d’eau. Le médecin me fit boire, sage précaution parce que je ne crois pas que j’aurais été capable de tenir la tasse. Pendant que je buvais, il me fournit des explications.

— « Comment » est en général lié à l’une ou l’autre de deux questions. La première : comment avez-vous fabriqué une version plus jeune de moi ? La réponse est qu’il y a dix ans nous vous avons prélevé un échantillon génétique et nous en sommes servis pour façonner votre nouveau corps.

Il écarta la tasse.

— Un clone, dis-je finalement.

— Non. Pas exactement. L’ADN a été considérablement modifié. Vous pouvez voir la différence la plus criante : la peau de votre nouveau corps.

Je le regardai et m’avisai que, sous le choc, j’avais omis une différence frappante qui sautait aux yeux.