L’acharnement avec lequel les recrues se livraient au sexe paraît sans doute invraisemblable vu de l’extérieur. Mais il était parfaitement logique dans notre position (horizontale, dessus ou dessous). Prenons un groupe de gens rationnés en rapports sexuels, faute de partenaires ou à cause d’une santé et d’une libido déclinantes, fourrons-les dans un corps jeune et flambant neuf, séduisant et hautement fonctionnel, et projetons-les dans l’espace loin de tout ce qu’ils ont connu et de tous ceux qu’ils ont aimés. L’association de ces trois éléments est une recette aphrodisiaque infaillible. Nous faisions l’amour parce que nous en étions capables et que cela valait mieux que la solitude.
Bien sûr, nous ne faisions pas que ça. Réduire ces corps somptueux à des machines de sexe aurait été comme de chanter sur une seule note. On nous avait prétendu neufs et améliorés, et nous découvrîmes que c’était vrai de diverses manières, simples et surprenantes. Harry et moi dûmes annuler une partie de ping-pong lorsqu’il devint évident qu’aucun des deux ne gagnerait. Non pas parce que nous étions tous les deux incompétents mais parce que nos réflexes et notre coordination œil-main rendaient presque impossible de marquer un point. Nous nous renvoyâmes la balle pendant une demi-heure et nous aurions continué si elle ne s’était pas cassée à force d’être frappée à une vitesse aussi vertigineuse. C’était ridicule. C’était merveilleux.
Les autres recrues découvrirent la même chose à leur façon. Le troisième jour, je me trouvais parmi une petite foule qui regardait deux recrues livrer le combat d’arts martiaux le plus palpitant qui fût au monde. Ils exécutaient des mouvements qui auraient été tout bonnement impossibles avec une souplesse humaine normale et une gravité standard. Plaquant son pied, l’un des adversaires fit valser l’autre à travers la moitié de la salle. Au lieu de se disloquer, comme cela aurait été mon cas, j’en suis certain, le type exécuta un saut périlleux arrière, se redressa et s’élança pour reprendre le combat. On aurait dit un effet spécial de cinéma. Dans un sens, c’en était un.
À l’issue de la rencontre, les deux adversaires respirèrent profondément et s’inclinèrent l’un devant l’autre. Puis ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, riant et sanglotant en même temps de façon hystérique. C’est une chose étrange, merveilleuse et pourtant troublante d’être aussi bon dans un domaine que vous l’avez toujours désiré, et de se retrouver soudain encore meilleur.
Certains allèrent trop loin, bien entendu. Je vis personnellement une recrue sauter d’un haut tremplin ; elle devait se croire capable de voler ou tout au moins d’atterrir sans se blesser. À ce qu’on m’a dit, elle s’est fracturé une jambe, un bras, la mâchoire et le crâne. Cependant, elle était encore en vie après le saut, phénomène probablement impossible sur Terre. Mais, plus impressionnant encore, elle était de nouveau sur pied deux jours plus tard, ce qui témoigne davantage en faveur de la technologie médicale coloniale que des pouvoirs de récupération de cette idiote. J’espère qu’on lui a conseillé de ne pas recommencer un exploit aussi stupide à l’avenir.
Lorsque les recrues ne jouaient pas avec leur corps, elles jouaient avec leur esprit ou leur Amicerveau, ce qui revenait presque au même. Tandis que je me promenais dans le vaisseau, il m’arrivait fréquemment de croiser des recrues assises, les yeux clos, branlant lentement du chef. Elles écoutaient de la musique ou bien regardaient un film ou quelque chose de similaire, une œuvre téléchargée dans leur cerveau à leur seul usage. Je l’avais moi-même fait. En cherchant le système du vaisseau, j’étais tombé sur une compilation de tous les dessins animés de Looney Tunes, aussi bien pendant la période classique de la Warner qu’une fois les personnages tombés dans le domaine public. Je passai toute une nuit à regarder Vil Coyote se faire tabasser et réduire en miettes. Je finis par arrêter lorsque Maggie me demanda de choisir entre elle et Bip Bip. Je la choisis, elle. Après tout, je pouvais voir Bip Bip quand je le voulais. J’avais téléchargé tous les cartoons dans Fumier.
Tisser des liens d’amitié était une occupation à laquelle je consacrais beaucoup de temps. Tous les Vieux Cons savaient que notre clan n’était au mieux que temporaire ; nous étions sept personnes réunies par le hasard dans une situation sans espoir de permanence. Mais nous sommes devenus amis, et amis proches avec ça, au cours de la brève période que nous avons passée ensemble. Il n’est pas exagéré de dire que je devins aussi proche de Thomas, Susan, Alan, Harry, Jesse et Maggie que de tous ceux qui avaient fait partie de la dernière moitié de ma vie « normale ». Nous formions une bande, une famille, jusqu’aux flèches et chamailleries insignifiantes. Nous donnions aux autres quelqu’un de qui prendre soin, ce dont nous avions besoin dans un univers qui ignorait notre existence ou s’en moquait.
Nous créâmes des liens solides. Et cela avant même d’être biologiquement poussés à le faire par les savants des colonies. Et, tandis que le Henry Hudson s’approchait de notre destination finale, je savais que ces amis allaient me manquer.
— Dans cette salle, il y a en ce moment mille vingt-deux recrues, déclarait le lieutenant-colonel Higgee. Dans deux ans exactement, quatre cents d’entre vous seront morts.
Higgee se tenait de nouveau sur l’estrade de la salle de cinéma. Cette fois, on avait ajouté un arrière-fond : Bêta Pyxis III planait derrière lui, marbre énorme veiné de bleu, de blanc, de vert et de brun. Nous l’ignorions, focalisés que nous étions sur le lieutenant-colonel Higgee. Ses statistiques avaient attiré notre attention, un exploit vu l’heure (o600) et le fait que la plupart d’entre nous chancelaient encore après l’ultime nuit de liberté que nous étions censés connaître.
— Au cours de la troisième année, poursuivit-il, cent de plus mourront. Encore cent cinquante, la quatrième et la cinquième. Au bout de dix ans – car, oui, recrues, vous serez requis presque à coup sûr de servir dix années pleines –, sept cent cinquante d’entre vous auront été tués sur le champ de bataille. Les trois quarts auront disparu. Telles sont les statistiques de survie. Non pas uniquement celles des dix ou vingt dernières années, mais des plus de deux cents ans d’activité des Forces de défense coloniale.
Il y eut un silence de mort.
— Je sais ce que vous pensez car je l’ai pensé lorsque j’étais à votre place. Vous pensez : mais, bon sang, qu’est-ce que je fous ici ? Ce type est en train de m’annoncer que je serai mort dans dix ans ! Mais n’oubliez pas que, chez vous, vous seriez aussi très probablement morts dans dix ans, frêles et vieux, mourant d’une mort inutile. Vous risquez de mourir dans les Forces de défense coloniale. Vous allez sans doute mourir dans les Forces de défense coloniale. Mais votre mort ne sera pas inutile. Vous serez morts pour la survie de l’humanité dans l’univers.
L’image sur l’écran de Higgee fut remplacée par un champ étoilé en trois dimensions.
— Permettez-moi de vous expliquer notre position. (Plusieurs dizaines d’étoiles se mirent à étinceler d’un vert vif, réparties au hasard à travers le champ.) Voici les systèmes colonisés par les humains… où ils ont pris pied dans la Galaxie. Et voilà où l’on sait qu’existent des espèces aliens à la technologie et aux conditions de survie comparables.
Cette fois, des centaines d’étoiles s’embrasèrent, rougeâtres. Les points humains de lumière étaient encerclés. On entendit des hoquets dans la salle de cinéma.
— L’humanité a deux problèmes, poursuivait le lieutenant-colonel Higgee. Le premier, la course à la colonisation avec d’autres espèces intelligentes, douées de sensibilité et similaires. La colonisation est la clé de notre survie. C’est aussi simple que ça. Nous devons coloniser, sinon la route nous sera barrée et nous serons étouffés par les autres espèces. Cette compétition est féroce. L’humanité a peu d’alliés parmi les extraterrestres. Très peu d’ailleurs se trouvent des alliés, situation qui existait bien avant que l’humanité ne s’aventure parmi les étoiles.