Hélas, il y en avait un.
— Seigneur du bâton d’Esquimau, déclarait l’adjudant Antonio Ruiz après avoir fusillé du regard les soixante membres de sa compagnie de recrues, se tenant (nous l’espérions) plus ou moins au garde-à-vous sur le tarmac du port de navettes de la base Delta. Il est clair que nous venons de perdre la bataille pour ce foutu univers. Dès que je vous regarde, le mot « bouffon » saute dans mon putain de crâne. Si vous êtes les meilleurs que la Terre ait à offrir, il est temps de vous pencher pour qu’on vous plante un tentacule dans le cul.
Cette remarque déclencha un petit rire involontaire parmi plusieurs recrues. L’adjudant Antonio Ruiz aurait pu sortir droit d’une centrale de casting. Il était le portrait tout craché d’un instructeur : immense, coléreux et le juron coloré dès la mise en train. Aucun doute que, dans les prochaines secondes, il allait venir coller son nez sur la figure d’une des recrues amusées, brailler des obscénités et lui imposer cent pompes. C’est ce qu’on apprend en regardant pendant soixante-quinze ans des films de guerre.
— Ha, ha, ha, s’exclama l’adjudant Antonio Ruiz en s’intéressant de nouveau à nous. Ne vous imaginez pas que je ne sais pas ce que vous pensez, bande de cons. Je sais que mon petit numéro vous amuse. Quel régal ! Je suis comme tous les instructeurs que vous avez vus à la télé ! Seulement, je ne suis pas un pitre !
Les rires amusés s’étaient arrêtés. La dernière phrase n’était pas dans le script.
— Vous ne pigez que dalle. Vous avez l’impression que je parle ainsi parce que c’est dans le rôle des instructeurs. Vous avez l’impression qu’au bout de quelques semaines de formation ma façade brutale mais juste commencera de tomber, que je vous témoignerai un soupçon de sympathie pour vos performances et qu’à la fin de votre entraînement vous aurez gagné mon respect réticent. Vous avez l’impression que je penserai affectueusement à vous lorsque vous partirez assurer la sécurité de l’univers pour l’humanité, forts de la certitude que j’ai fait de vous de meilleurs combattants et combattantes. Vos impressions, mesdames et messieurs, sont parfaitement et irrévocablement débiles.
L’adjudant Antonio Ruiz s’avança et arpenta les rangs.
— Vos impressions sont débiles parce que, contrairement à vous, je suis allé dans l’univers. J’ai vu ce contre quoi nous luttons. Bordel, j’ai vu des hommes et des femmes que je connaissais personnellement transformés en quartiers de viande fumante encore capables de hurler. Lors de ma première mission, mon officier commandant a été converti en un foutu buffet alien. J’ai vu ces raclures le saisir, le plaquer au sol, couper en morceaux ses organes internes, se les distribuer et les engloutir… puis redisparaître sous terre avant que l’un de nous ait eu le temps de lever son foutu petit doigt.
Un petit rire étouffé quelque part derrière moi. L’adjudant se tut et pencha la tête.
— Oh ! L’un d’entre vous pense que je plaisante. Il y a toujours parmi vous un sale connard qui réagit comme ça. C’est pourquoi je réserve toujours ceci aux recrues. Activez !
Soudain, un écran vidéo apparut devant chacun de nous. J’eus une seconde de désorientation avant de comprendre que Ruiz avait je ne sais comment activé à distance mon Amicerveau, le basculant sur un circuit vidéo. La vidéo était filmée par une petite caméra fixée sur un casque. Plusieurs soldats accroupis dans un trou de sniper discutaient de leurs plans de déplacement du lendemain. Puis l’un d’eux se tut et frappa le sol du plat de la main. Il leva les yeux d’un air terrifié et hurla « Dedans ! » un quart de seconde avant que la terre n’explose sous lui.
Ce qui se passa ensuite fut si rapide que même le mouvement instinctif, paniqué du propriétaire de la caméra ne fut pas assez vif pour tout louper. Ce n’était pas agréable. Dans le monde réel, quelqu’un vomissait, de concert avec le propriétaire de la caméra. Dieu soit loué, la vidéo s’éteignit juste après cette scène.
— Je ne suis plus un pitre, hein ? fit l’adjudant Antonio Ruiz d’un ton moqueur. Je ne suis plus l’heureux instructeur stéréotypé à la con, hein ? Vous n’êtes plus dans une armée d’opérette, hein ? Bienvenue dans l’univers de merde ! Car l’univers est un séjour de merde, mes amis. Et je ne vous parle pas dans ces termes histoire de vous sortir une petite rengaine amusante d’instructeur. L’homme débité en morceaux et coupé en dés était le meilleur combattant que j’ai eu le privilège de connaître. Aucun de nous n’est son égal. Et pourtant vous avez vu ce qui lui est arrivé. Pensez à ce qui vous arrivera à vous. Je vous parle ainsi parce que je crois sincèrement, du fond du cœur, que, si vous êtes le meilleur que l’humanité peut produire, nous sommes dans un magnifique merdier. Est-ce que vous me croyez ?
Plusieurs réussirent à bredouiller un « oui, adjudant » ou quelque chose d’approchant. Les autres repassaient encore l’éviscération dans leur tête sans l’aide d’Amicerveau.
— Adjudant ? Adjudant ? Je suis votre instructeur, têtes de nœud. Je travaille pour gagner ma vie. Vous répondez oui, mon adjudant », quand vous devez répondre par l’affirmative et « non, mon adjudant », lorsque votre réponse est négative. Compris ?
— Oui, mon adjudant ! répondîmes-nous.
— Mieux que ça ! Répétez-le !
— Oui, mon adjudant ! hurlâmes-nous.
À en juger par la tonalité de ce dernier beuglement, certains étaient au bord des larmes.
— Pendant les douze prochaines semaines, mon boulot consistera à essayer de faire de vous des soldats, et, par Dieu, je vais le faire ; je vais le faire même si je peux déjà affirmer qu’aucun de vous autres crétins n’est à la hauteur du défi. Je veux que chacun de vous réfléchisse à ce que je suis en train de dire. Vous n’êtes plus dans la vieille armée de la Terre où les instructeurs doivent stimuler les gros, encourager les faibles et éduquer les imbéciles. Vous arrivez tous avec une vie entière d’expérience et un nouveau corps qui est à l’apogée de sa forme physique. Vous pourriez croire que ça facilitera mon boulot. Pas. Du. Tout.
» Chacun de vous a engrangé soixante-quinze ans de mauvaises habitudes et de sentiments personnels sur ce qu’il croit lui revenir de droit ; c’est de tout cela que je dois vous purger en trois foutus mois. Et chacun de vous pense que son enveloppe corporelle est une sorte de magnifique nouveau jouet. Je sais ce que vous avez fait la semaine dernière, figurez-vous. Vous avez baisé comme des macaques enragés. Vous savez quoi ? Le temps des distractions est terminé. Au cours des douze prochaines semaines, soyez heureux si vous avez le loisir de sauter sous la douche. Votre magnifique nouveau jouet va être mis à rude épreuve, mes jolis. Parce que je dois faire de vous des soldats. Et ça sera un boulot à temps complet.
Ruiz recommença de faire les cent pas devant les recrues.
— Je veux qu’une chose soit bien claire. Je n’apprécie ni n’apprécierai jamais aucun de vous. Pourquoi ? Parce que je sais que, malgré mon excellent travail et celui de mon équipe, vous nous ferez tous passer inévitablement pour des nuls. Cela me chagrine énormément. Quel que soit mon enseignement, savoir que vous allez inévitablement tomber devant ceux qui se battent contre vous m’empêche de dormir la nuit. Le mieux que je puisse espérer est que, lorsque l’un de vous mourra, il n’entraînera pas toute sa putain de compagnie avec lui. Parfaitement : s’il n’y a que lui de tué, je considérerai ça comme un succès !
» Vous pensez peut-être que ce discours exprime une sorte de haine générale que je vous porte à tous. Permettez-moi de vous assurer que ce n’est pas le cas. Chacun de vous tombera, mais à sa façon à lui, et, par conséquent, je détesterai chacun de vous individuellement. Tenez, même à présent, chacun de vous a des qualités qui me foutent en rogne. Est-ce que vous me croyez ?