— Oui, mon adjudant !
— Connerie ! Certains pensent encore que c’est leur voisin que je vais haïr. (Ruiz pointa brusquement le doigt sur la plaine et le soleil levant.) Servez-vous de vos beaux yeux tout neufs pour vous concentrer sur cette tour de transmission, là-bas. Vous pouvez à peine la distinguer. Elle se trouve à dix kilomètres, mesdames et messieurs. Je vais repérer chez chacun de vous quelque chose qui me rendra furax, et alors vous courrez jusqu’à cette putain de tour. Si vous n’êtes pas de retour dans une heure, toute cette compagnie courra de nouveau demain matin. Compris ?
— Oui, mon adjudant.
J’avisai des recrues qui s’efforçaient de faire le calcul mental. Il fallait courir un mille en cinq minutes pour effectuer l’aller-retour en une heure. J’avais le fort pressentiment que nous recommencerions le lendemain.
— Lesquels parmi vous ont été dans l’armée de terre ? demanda Ruiz. Avancez-vous.
Deux recrues s’avancèrent.
— Nom de Dieu ! Il n’y a rien que je déteste plus dans tout ce foutu univers qu’un vétéran. Il faut consacrer davantage de temps et d’effort avec vous autres crétins pour vous faire désapprendre toutes les conneries apprises au pays. Tout ce que vous aviez à faire, bande de fumiers, c’était de combattre des humains ! Et, même ça, vous le faisiez comme des manches ! Eh oui, on l’a vue, votre espèce de guerre subcontinentale. Merde ! Cinq foutues années pour vaincre un ennemi qui ne possédait pratiquement pas d’armes à feu, et il vous a fallu tricher pour gagner. Les têtes nucléaires sont pour les minettes, bordel. Les minettes. Si les FDC se battaient aussi mal que les forces US, vous savez où en serait l’humanité aujourd’hui ? Sur un astéroïde en train de racler des algues sur les parois des tunnels. Et lesquels parmi vous, bande de gnoufs, étaient dans l’infanterie de marine ?
Deux recrues s’avancèrent.
— Vous autres raclures êtes les pires, déclara Ruiz en s’approchant d’eux nez à nez. Bande de salauds bouffis d’orgueil, vous avez tué davantage de soldats des FDC que les espèces aliens, en intervenant à la façon des marines au lieu d’intervenir comme la situation l’imposait. Vous portiez sûrement le tatouage Semper fi [1], hein ? Hein ?
— Oui, mon adjudant, répondirent-ils à l’unisson.
— Vous avez foutrement de la veine que ces tatouages soient restés sur votre ancien corps, parce que je jure que je vous les aurais arrachés moi-même. Je vous le garantis. À la différence de votre précieux corps de marines de merde ou de n’importe quel corps d’armée là-bas, sur le plancher des vaches, ici, en haut, l’instructeur est Dieu. Je peux transformer vos précieux intestins en pâté en croûte, et tout ce qui m’arrivera, c’est qu’on me demandera de prendre une autre recrue pour nettoyer la saleté. (Ruiz recula pour fusiller du regard toutes les recrues vétérans.) Mesdames et messieurs, voici la véritable armée. Vous n’êtes plus dans l’armée de terre, de l’air, ni la marine, ni les fusiliers marins. Vous êtes des nôtres. Et chaque fois que vous l’oublierez, je serai là pour marcher sur votre putain de tête. Maintenant, courez !
Ils détalèrent.
— Qui est homosexuel ?
Quatre recrues s’avancèrent, y compris Alan qui se trouvait à mon côté. J’ai vu ses sourcils se lever comme il s’avançait. Ruiz poursuivit :
— Quelques-uns des plus grands soldats de l’histoire étaient homosexuels. Alexandre le Grand, Richard cœur de Lion. Les Spartiates avaient une compagnie spéciale constituée de couples homos, partant du principe qu’un homme se battrait plus durement pour protéger son amant qu’un simple collègue soldat. Certains des meilleurs combattants que j’aie connus personnellement étaient pédés. De sacrés bons soldats, tous.
» Mais je vais vous expliquer ce qui me rend furieux chez vous : vous choisissez le pire des moments pour faire vos foutues déclarations. À trois reprises, je me suis battu au côté d’un homo quand les choses ont tourné au vinaigre, et à chaque fois ce con a choisi ce moment précis pour m’avouer qu’il m’avait toujours aimé. C’est inapproprié, bon sang ! Un alien essaye de m’arracher ma putain de cervelle et, mon compagnon de section, qu’est-ce qu’il fait ? Il veut me parler d’amour ! Comme si je n’étais pas déjà assez occupé. Rendez un putain de service à vos compagnons de section. Vous bandez, arrangez ça en perme et pas quand une créature cherche à arracher votre putain de cœur. Maintenant, courez !
Ils filèrent.
— Qui appartient à une minorité ? (Dix recrues s’avancèrent.) Connerie. Regardez autour de vous, bande de couillons. Ici, là-haut, tout le monde est vert. Il n’y a pas de minorités. Vous souhaitez appartenir à une minorité de merde ? Parfait. Il y a vingt milliards d’humains dans l’univers. Il y a quatre trillions d’individus d’autres espèces intelligentes et ils veulent tous vous transformer en hachis. Et je vous parle uniquement de celles que nous connaissons ! Le premier de vous qui se plaint d’appartenir à une minorité recevra mon pied vert de Latino droit dans son cul braillard. Rompez !
Ils foncèrent vers la plaine.
Et ça a continué comme ça. Ruiz avait des reproches spécifiques envers les chrétiens, les juifs, les musulmans, les athées, les fonctionnaires, les médecins, les avocats, les enseignants, les cols bleus, les propriétaires d’animaux de compagnie, les possesseurs d’armes, les pratiquants d’arts martiaux, les passionnés de catch et, curieusement (à la fois parce que ça l’agaçait et que quelqu’un dans la compagnie entrait dans la catégorie), les danseurs de claquettes. Par groupes, par paires ou seules, les recrues sortaient du rang dans l’obligation de courir.
Finalement, je me rendis compte que Ruiz me regardait droit dans les yeux. Je restai au garde-à-vous.
— Que je sois damné ! dit l’adjudant. Il reste une tête de nœud.
— Oui, mon adjudant ! hurlai-je à pleins poumons.
— J’ai un peu de mal à croire que tu n’entres dans aucune des catégories que j’ai conspuées. Je te soupçonne d’essayer d’éviter un agréable jogging matinal.
— Non, mon adjudant ! beuglai-je.
— Je refuse tout bonnement d’admettre qu’il n’y a rien chez toi que je méprise. D’où viens-tu ?
— Ohio, mon adjudant !
Ruiz grimaça. Rien, là. L’Ohio, inoffensif, me donnait finalement un avantage.
— Comment gagnais-tu ta vie, recrue ?
— Travailleur indépendant, mon adjudant.
— Qu’est-ce que tu faisais ?
— Écrivain, mon adjudant.
Le sourire sauvage de Ruiz revint. À l’évidence, il avait une dent contre ceux qui travaillaient avec les mots.
— J’ai un compte à régler avec les romanciers. Dis-moi, tu écrivais des romans, hein ?
— Non, mon adjudant.
— Nom d’un chien ! Tu écrivais quoi, alors ?
— Des publicités, mon adjudant.
— Des publicités ! De quelle sorte de saloperies tu faisais la publicité ?
— Mon travail le plus célèbre concernait Willie Wheelie, mon adjudant !
Willie Wheelie avait été la mascotte de Nirvana Tires qui fabriquait des pneus pour véhicules spéciaux. J’avais développé l’idée de base et son slogan ; les graphistes de l’entreprise s’en étaient inspirés. L’arrivée de Willie Wheelie avait coïncidé avec le nouvel essor des deux-roues ; la mode avait duré plusieurs années et Willie avait rapporté un gros pactole à Nirvana, à la fois comme mascotte publicitaire et licence de production de jouets en peluche, tee-shirts, lunettes de soleil et ainsi de suite. On avait prévu un spectacle pour enfants mais le projet n’a pas abouti. C’était un truc idiot, mais, d’un autre côté, le succès de Willie m’avait permis de ne jamais manquer de clients. Bref, une réussite. Jusqu’à maintenant.