— J’admirais mon arme, mon adjudant, répondit McCain en brandissant son fusil. Et je disais à la recrue Flores que j’avais un peu pitié des pauvres bougres contre lesquels nous allions nous battre…
La fin du commentaire se perdit dans le vent quand Ruiz lui arracha le fusil des mains. Le retournant d’un geste suprêmement détendu, il frappa McCain, ébahi, à la tempe du côté plat de la crosse. McCain s’effondra comme une chiffe ; Ruiz allongea avec calme une jambe et appuya sa botte sur la gorge du type étendu. Puis il retourna le fusil. La recrue regardait, horrifiée, la gueule de son MF-35.
— On ne fait plus l’arrogant maintenant, hein, petite merde ? Imagine que je sois ton ennemi. As-tu un peu pitié de moi, à présent ? Je viens de te désarmer en moins de temps qu’il ne te faut pour respirer, ducon. Là-bas, ces « pauvres bougres » sont plus rapides que tu ne peux l’imaginer. Ils vont tartiner ton foutu foie sur des crackers et le manger pendant que tu seras encore en train d’essayer de les tenir en joue. Alors n’éprouve jamais « un peu de pitié » pour ces pauvres bougres. Ils n’ont que faire de ta pitié. Tu vas t’en souvenir, recrue ?
— Oui, mon adjudant ! répondit McCain d’une voix étranglée par la botte. Il était sur le point de sangloter.
— Vérifions ça ! dit Ruiz en lui posant la gueule du canon entre les deux yeux avant de presser la détente avec un clic sec.
Tous les membres de la compagnie tressaillirent ; McCain urina sur lui.
— Imbécile ! lança Ruiz sitôt que McCain eut réalisé qu’il n’était pas mort. Tu n’as pas écouté. Le MF-35 ne peut être utilisé que par son propriétaire lorsqu’il est sur la base. Le propriétaire, c’est toi, crétin.
Il se redressa, jeta avec mépris le fusil à McCain puis se tourna face à la compagnie.
— Vous autres êtes encore plus stupides que je ne le pensais…
» Maintenant, écoutez-moi : il n’y a jamais eu une armée dans toute l’histoire de l’espèce humaine qui soit partie à la guerre équipée avec plus que le strict nécessaire pour vaincre l’ennemi. La guerre est onéreuse. Elle coûte de l’argent, elle coûte des vies et aucune civilisation ne dispose des deux en quantité illimitée. Donc, au combat, vous économisez. Vous vous équipez et utilisez autant que nécessaire, jamais davantage.
Il nous fixa d’un air sinistre.
— Est-ce que c’est entré dans vos petites têtes ? Est-ce que chacun de vous a compris ce que je me tue à vous expliquer ? Vous n’avez pas ces magnifiques nouveaux corps et ces jolies nouvelles armes parce que nous avons voulu vous donner un avantage injuste. Vous les avez reçus parce qu’ils sont le minimum absolu qui vous permettra de vous battre et de survivre là-bas. Nous ne voulions pas vous les donner, bande d’abrutis, mais, si nous ne l’avions pas fait, l’espèce humaine serait déjà ex-ter-mi-née. »
» Vous comprenez maintenant ? Avez-vous enfin une idée de ce contre quoi nous luttons ? Hein ?
La formation ne se réduisait pas à des exercices en plein air et à apprendre à tuer pour l’humanité. Parfois, nous avions des cours.
— Pendant votre entraînement physique, vous avez appris à surmonter vos a priori et vos inhibitions concernant les capacités de votre nouveau corps, disait le lieutenant Oglethorpe dans une salle de conférence remplie par les compagnies de formation 6o à 63. Maintenant, nous devons faire la même chose avec votre esprit. Il est temps d’éliminer un certain nombre d’idées reçues et de préjugés dont vous n’avez même pas tous conscience.
Le lieutenant appuya sur un bouton de l’estrade où il se tenait. Derrière lui, deux écrans s’allumèrent en scintillant. Sur celui à gauche des recrues jaillit un être cauchemardesque : noir et noueux, muni de plusieurs pinces de homard plantées de façon pornographique dans un orifice si humide qu’on en sentait presque la puanteur. Au-dessus de l’amas informe du tronc pointaient trois appendices ou antennes. Une matière ocre en dégoulinait. H.P. Lovecraft se serait enfui en hurlant.
Sur l’écran de droite, il y avait une créature évoquant vaguement un daim avec des mains ingénieuses, presque humaines, et un visage interrogateur qui semblait parler de paix et de sagesse. Si on ne pouvait domestiquer cet énergumène, on pouvait au moins apprendre de lui quelque chose sur la nature de l’univers.
Le lieutenant Oglethorpe saisit une baguette et l’agita en direction du cauchemar.
— Ce spécimen appartient à l’espèce des Bathungas. Les Bathungas sont un peuple profondément pacifique. Ils ont une culture qui remonte à des centaines de milliers d’années et manifestent une compréhension des mathématiques qui, en comparaison, réduit les nôtres à une vague addition. Ils vivent dans les océans, filtrent le plancton et coexistent avec enthousiasme avec les humains sur plusieurs mondes. Ce sont de braves lascars, et celui-ci… (il tapa l’écran) est exceptionnellement beau pour son espèce.
Il donna un coup sur le deuxième écran à l’amical homme-daim.
— Ce petit enculé est un Salong. Notre première rencontre officielle avec les Salongs s’est produite après que nous avons dépisté une colonie clandestine d’humains. La colonisation indépendante est interdite, et la raison apparaît clairement avec cet exemple. Les colons avaient atterri sur une planète qui était également une cible de colonisation pour les Salongs. Bientôt, les Salongs décidèrent que les humains étaient bons à manger. C’est pourquoi ils les ont assaillis puis ont ouvert un élevage de viande humaine. Tous les mâles adultes humains ont été tués, sauf une poignée, et les survivants furent « traits » pour leur sperme. Les femmes étaient inséminées artificiellement et leurs nouveau-nés prélevés, enfermés dans des enclos et engraissés comme des veaux. »
— Cela se passait des années avant notre découverte de cette planète. Alors les troupes FDC ont rasé la colonie salong et grillé leur chef au barbecue au cours d’une petite fête en plein air. Inutile de dire que nous combattons depuis ces salauds de mangeurs de bébés. »
— Vous comprenez sans doute où je veux en venir. Supposer que vous savez distinguer les bons des méchants vous fera tuer. Impossible de garder des partis pris anthropomorphiques quand certains des aliens qui nous ressemblent le plus préfèrent les hamburgers humains à la paix.
Plus tard, le lieutenant Oglethorpe nous demanda de trouver quel était l’unique avantage des soldats de la Terre sur ceux des FDC.
— Ce n’est assurément pas le conditionnement physique ni l’armement, puisque nous sommes très en avance dans ces deux domaines. Non, l’avantage des soldats sur Terre est qu’ils connaissent leurs futurs adversaires et, dans une certaine mesure, le déroulement de la bataille : catégories de troupes, d’armes, et l’étendue des objectifs. En conséquence, l’expérience du combat dans une guerre ou un affrontement peut être directement appliquée aux autres, même si les causes de la guerre et les objectifs de la bataille sont entièrement différents. »
» Les FDC n’ont pas cet avantage-là. Prenez, par exemple, une bataille récente contre les Efgs. (Oglethorpe tapa sur l’un des écrans pour afficher une sorte de baleine avec d’énormes tentacules latéraux qui se ramifiaient en mains rudimentaires.) Ces individus mesurent plus de quarante mètres de long et possèdent une technologie leur permettant de polymériser l’eau. Nous avons perdu des navires lorsque l’eau s’est transformée autour d’eux en une boue pareille à des sables mouvants qui les a engloutis avec leurs équipages. Comment peut-on transposer l’expérience du combat contre l’un de ces enfoirés à un affrontement, disons, avec les Finwes… (l’autre écran afficha l’image d’un charmeur de serpents) qui sont de petits habitants du désert préférant les attaques biologiques à longue distance ?