— Pigé… Faut-il que je prête serment ?
— Absolument pas. Il suffit que je télécharge ce formulaire et vous donne votre billet. (Elle se tourna devant son ordinateur, tapa pendant quelques minutes puis enclencha la touche ENTRÉE.) L’ordinateur est en train de préparer votre billet. Il y en a pour une minute.
— Bien. Est-ce que je peux vous poser une question ?
— Je suis mariée, répondit-elle.
— Ce n’était pas ce que j’avais l’intention de vous demander. On vous demande réellement en mariage ?
— Tout le temps. C’est horripilant.
— J’en suis désolé. (Elle hocha la tête.) Ce que je voulais vous demander, c’est si vous avez déjà rencontré un membre des FDC.
— À part les recrues, vous voulez dire ? (J’acquiesçai.) Non. Les FDC ont une société ici qui s’occupe du recrutement, mais aucun d’entre nous n’appartient aux FDC. Même pas le P-DG, à mon avis. Nous recevons tous nos matériaux et informations du personnel de l’ambassade de l’Union coloniale et non pas directement des FDC. Je ne pense pas qu’elles viennent sur Terre.
— Ça vous ennuie de travailler pour une organisation que vous n’avez jamais rencontrée ?
— Non. Le travail est agréable et la paye étonnamment élevée, si on considère le peu de frais engagés dans la décoration. De toute façon, vous allez rejoindre une organisation que vous n’avez jamais rencontrée. Ça vous ennuie ?
— Non, admis-je. Je suis vieux, ma femme est morte et je n’ai plus guère de raisons de traîner mes guêtres par ici. Allez-vous vous engager quand le moment sera venu ?
Elle haussa les épaules.
— Vieillir m’est égal.
— Je disais ça aussi quand j’étais jeune. C’est le fait d’être maintenant vieux que je ne supporte pas.
Son imprimante émit un léger bourdonnement et éjecta une sorte de carte de travail. Elle la prit et me la tendit.
— Voici votre billet. Il vous identifie comme John Perry, recrue des FDC. Ne le perdez pas. Votre navette part juste devant ce bureau dans trois jours pour vous conduire à l’aéroport de Dayton. Elle décolle à 8 h 3o. Nous vous conseillons d’arriver en avance. Comme bagage, vous n’êtes autorisé qu’à un seul sac de voyage. Aussi, s’il vous plaît, choisissez avec soin les objets que vous souhaitez emporter.
» De Dayton, vous prendrez le vol de onze heures pour Chicago, puis le delta de deux heures de l’après-midi pour Nairobi. La traversée dure neuf heures, donc vous arriverez aux alentours de minuit, heure locale. Vous rencontrerez un représentant des FDC, et vous aurez le choix de prendre la tige de haricot de deux heures du matin pour la station coloniale ou bien de vous reposer un peu et de prendre celle de neuf heures du matin. À partir de là, vous serez entre les mains des FDC.
J’acceptai le billet.
— Qu’est-ce que je fais si l’un de ces vols est en retard ou retardé ?
— Il n’y a jamais eu de retard pour aucun de ces vols depuis cinq ans que je travaille ici.
— Waouh ! Je parie que les trains des FDC arrivent aussi à l’heure.
Elle me dévisagea d’un air inexpressif.
— Vous savez, j’ai essayé de plaisanter avec vous depuis que je suis entré ici.
— Je sais. Je suis navrée. Mon sens de l’humour m’a été chirurgicalement retiré quand j’étais enfant.
— Oh !
— C’était une plaisanterie, dit-elle en se levant et me tendant la main.
— Oh !
Je me levai aussi et la lui serrai.
— Félicitations, recrue. Bonne chance à vous là-bas, dans les étoiles. Je le dis sincèrement, précisa-t-elle.
— Merci. J’apprécie.
Elle opina du chef, se rassit et posa les yeux sur son ordinateur. J’étais congédié.
En sortant, j’avisai une vieille femme qui traversait le parc de stationnement en direction du bureau de recrutement. Je m’approchai d’elle.
— Cynthia Smith ? demandai-je.
— Oui. Comment savez-vous mon nom ?
— Je voulais juste vous souhaiter bon anniversaire. (Je pointai le doigt vers le ciel.) Peut-être que je vous reverrai là-haut.
Elle sourit à l’instant où elle comprit. Finalement, j’avais réussi à faire sourire quelqu’un ce jour-là. La vie s’annonçait sous un jour meilleur.
Deux
Nous nous arrachâmes de Nairobi, qui tomba sous nos pieds comme une pierre. Nous filâmes de côté comme dans un ascenseur rapide (ce qu’est exactement une tige de haricot, bien entendu) et observâmes la Terre qui commençait de s’esquiver.
— On dirait des fourmis vu d’ici ! caqueta Léon Deak qui se tenait à côté de moi. Des fourmis noires.
J’éprouvais le violent désir de briser une fenêtre et de balancer Léon dans le vide. Hélas, il n’y avait aucune fenêtre à briser. La « fenêtre » de la tige de haricot était coulée dans les mêmes matériaux composites imitant le diamant que le reste de la plateforme, qui avait été rendue transparente afin que les voyageurs admirent le panorama. La plateforme était étanche, ce qui serait fort commode dans quelques minutes seulement, lorsque nous aurions gagné assez d’altitude : briser une fenêtre déclencherait alors une décompression explosive, une hypoxie et la mort.
Ainsi Léon n’aurait pas la surprise d’opérer un retour soudain et parfaitement inattendu dans les bras de la Terre. Par malchance, il s’était attaché à moi à Chicago, comme une grosse tique gorgée de bière. J’étais stupéfait que quelqu’un dont le sang était à l’évidence composé pour moitié de graisse de porc ait pu atteindre l’âge de soixante-quinze ans. J’avais passé une partie du vol pour Nairobi à l’écouter péter et exposer d’un ton de mauvais augure sa théorie de la composition raciale des colonies. Les pets restaient la partie la plus agréable de ce monologue. Jamais je ne fus aussi empressé d’acheter des oreillettes pour profiter des divertissements en vol.
J’avais espéré me débarrasser de lui en optant pour la première tige de haricot. Il avait l’air du type qui aurait besoin de repos après avoir lâché des gaz toute la journée. Pas de bol. L’idée de passer encore six heures en compagnie de Léon et de ses pets était plus que je ne pouvais supporter. Si la tige de haricot avait eu des fenêtres et que je n’avais pu balancer Léon, j’aurais peut-être sauté moi-même. Au lieu de cela, je pris l’initiative de me défaire de lui sous le seul prétexte à même de le tenir à distance, à savoir que je devais me soulager. Léon grommela son autorisation. Je m’éloignai dans le sens inverse des aiguilles d’une montre en direction des salles de repos, dans l’intention de voir si je ne pouvais pas dénicher une place où Léon ne me trouverait pas.
Ça n’allait pas être facile. La plateforme de la tige avait la forme d’un donut d’une trentaine de mètres de diamètre. Le « trou » du donut, par lequel elle glissait le long de la tige, mesurait environ six mètres de large. Le diamètre du câble était à l’évidence un rien inférieur. Cinq mètres cinquante peut-être, ce qui, si on y réfléchissait, paraissait très fin pour un câble de plusieurs centaines de kilomètres de long. Le restant de l’espace était occupé par des alcôves et des divans confortables où les voyageurs pouvaient s’asseoir et bavarder, ainsi que par de petites aires où assister aux divertissements, jouer ou se restaurer. Et, bien sûr, il y avait beaucoup de fenêtres panoramiques pour observer la Terre, vers le bas, ou la station coloniale, vers le haut.