Cela n’avait rien de personnel. Les autres nouveaux, Watson, Gaiman et McKean, recevaient le même traitement, pour deux raisons. La première, quand des bleus arrivaient, c’était parce qu’un ancien était parti. « Parti » signifiant toujours « mort ». Au niveau institutionnel, les soldats se remplacent comme des dents de crémaillère. Mais au regard de la compagnie et de l’escadron, on remplace un ami, un compagnon, quelqu’un qui s’est battu, qui a gagné et qui est mort. Qui que vous soyez, l’idée que vous remplacez l’ami décédé, que vous vous substituez à ce compagnon d’armes offense légèrement ceux qui l’ont connu.
La seconde, bien sûr, on ne s’est pas encore battu. Tant qu’on ne l’aura pas fait, on ne sera pas l’un d’eux. Impossible. Ce n’est pas sa faute, et, de toute façon, cette faiblesse sera vite corrigée. Seulement, tant qu’on n’ira pas sur le terrain, on restera le gars qui prend la place occupée par un homme ou une femme considéré comme meilleur.
La différence me sauta aux yeux après notre combat contre les Consus. J’étais salué par mon prénom, invité aux tables du mess, à jouer au billard et à participer aux conversations. Viveros, mon chef d’escadron, commença de me demander mon opinion au lieu de me décrire les futures manœuvres. Le lieutenant Keyes me narra une histoire au sujet de l’adjudant Ruiz, concernant un aéroglisseur et la fille d’un colonial, histoire que je ne crus pas. Bref, j’étais devenu l’un d’eux. L’un de nous. La solution de tir et l’éloge qu’elle me valut facilitèrent mon intégration, mais Alan, Gaiman et McKean furent également accueillis dans les rangs. Or ils n’avaient fait que se battre et ne pas se faire tuer. Cela suffisait.
En trois mois, nous avions reçu de nouvelles fournées de viande fraîche, qui avaient remplacé des soldats avec qui nous étions liés d’amitié. Nous savions ce que la compagnie ressentait lorsqu’un inconnu arrivait pour prendre la place d’un ancien. Nous avions la même réaction : tant que les bleus n’ont pas eu le baptême du feu, ils occupent l’espace. La majorité des bleus se mettaient au parfum, comprenaient la situation et tenaient le coup pendant les premiers jours avant que l’action ne commence.
Le soldat-sénateur-ambassadeur-secrétaire Bender, toutefois, ne manifestait rien de tout cela. Sitôt arrivé, il voulut s’insinuer dans les bonnes grâces de la compagnie, rendant visite à chacun de ses membres dans l’espoir d’établir une relation personnelle et profonde. C’était agaçant.
— On dirait qu’il mène campagne pour quelque chose, se plaignait Alan.
Il n’était pas loin de la vérité. Passer toute une vie à courir derrière un poste vous donne cette habitude. On ne sait plus quand la fermer.
Le soldat-sénateur-ambassadeur-secrétaire Bender avait aussi passé toute sa vie à supposer que les gens s’intéressaient passionnément à ce qu’il avait à dire. Raison pour laquelle il était incapable de la boucler, même quand personne ne l’écoutait. Ainsi, lorsqu’il pérorait à n’en plus finir sur les problèmes des FDC au mess, il se parlait surtout à lui-même. Quoi qu’il en soit, son opinion fut une fois assez provocante pour déclencher une riposte de Viveros avec qui je déjeunais.
— Pardon ? dit-elle. Voudrais-tu répéter cette dernière déclaration ?
— J’ai dit qu’à mon avis le problème des FDC n’est pas qu’elles ne sont pas une bonne force de combat, mais qu’elles sont trop faciles à utiliser.
— Vraiment… celle-là, il fallait que je l’entende.
— Franchement, c’est simple, dit Bender.
Il prit une posture que je reconnus aussitôt pour l’avoir vue sur ses clichés sur Terre : mains tendues et légèrement incurvées vers l’intérieur, comme pour retenir le concept qu’il éclairait au lieu de le donner à autrui. Maintenant que je me trouvais à l’extrémité réceptrice du geste, je compris à quel point il était condescendant.
— Il ne fait aucun doute, poursuivit Bender, que les Forces de défense coloniale sont une force de combat extrêmement capable. Mais, sur un plan très concret, là n’est pas le débat. Le débat est : que faisons-nous pour éviter de les utiliser ? Les FDC n’ont-elles pas maintes fois été déployées quand des efforts diplomatiques intensifs auraient obtenu de meilleurs résultats ?
— Tu n’as pas dû entendre le discours auquel j’ai eu droit, dis-je. Tu sais, celui sur l’imperfection de l’univers et la compétition effrénée et féroce qui s’y déroule pour les terrains immobiliers.
— Oh, mais si, je l’ai entendu. Seulement, je ne sais pas s’il m’a convaincu. Combien y a-t-il d’étoiles dans cette galaxie ? Cent milliards environ ? La plupart ont un système de planètes d’une sorte ou d’une autre. Les terrains immobiliers sont infinis du point de vue fonctionnel. Non, je crois que le véritable débat est que la raison pour laquelle nous employons la force quand nous avons affaire à d’autres espèces intelligentes est la facilité. C’est rapide, direct et simple, comparé aux complexités de la diplomatie. Soit vous possédez un bout de terrain, soit vous ne le possédez pas. Contrairement à la diplomatie qui, sur le plan intellectuel, est une entreprise beaucoup plus difficile.
Viveros me jeta un coup d’œil puis fixa Bender.
— Tu considères que ce que nous faisons est… simple ?
— Non, non, dit Bender, tout sourire, en levant une main apaisante. Je dis simple par rapport à la diplomatie. Si je vous donne une arme et vous demande de prendre une colline à ses habitants, la situation est relativement simple. Mais si je vous dis d’aller voir ses habitants pour négocier un accord qui vous permettra d’acquérir la colline, il y aura beaucoup de questions à régler : que ferez-vous des habitants, comment les dédommager, quels droits continueront-ils d’exercer sur la colline, et ainsi de suite.
— En supposant, dis-je, que les habitants de la colline ne se contentent pas de tirer sur toi quand tu rappliqueras, ta valise diplomatique à la main.
Bender me sourit et pointa avec vigueur le doigt sur moi.
— Tu vois, c’est exactement ça. Nous supposons que nos antagonistes ont la même perspective guerrière que nous. Mais si – si – la porte est ouverte à la diplomatie, ne serait-ce qu’entrebâillée ? Est-ce qu’une espèce consciente, sensible et intelligente ne choisirait pas de franchir cette porte ? Prenons, par exemple, le peuple whaid. Nous sommes à deux doigts de lui faire la guerre, n’est-ce pas ?
C’était exact. Les Whaidiens et les hommes se tournaient autour depuis plus d’une décennie, se battant pour le système d’Earnhardt qui possédait trois planètes habitables pour nos deux peuples. Les systèmes avec plusieurs planètes habitables sont relativement rares. Les Whaidiens se montraient tenaces mais assez faibles ; leur réseau de planètes était restreint et la plupart de leurs industries restaient encore concentrées sur leur monde mère. Puisque les Whaidiens faisaient la sourde oreille et n’abandonnaient pas le système d’Earnhardt, le plan était de faire une incursion jusque dans l’espace whaidien, de démolir leur spatioport et les zones industrielles majeures, et de rétrograder leurs capacités expansionnistes de quelques décennies en arrière. Le 233e devait faire partie de la force spéciale chargée d’atterrir dans leur capitale et d’y causer quelques dégâts. Nous devions épargner les civils dans la mesure du possible mais, sinon, trouer leurs maisons parlementaires et les centres d’association religieuse, ce genre de cibles. Agir ainsi n’apportait aucun avantage industriel, mais cela véhiculait le message comme quoi nous pouvions les exterminer quand bon nous semblait. Cela les ébranlerait.