Aussi surprenant que ce fût, c’était exact. La taille des Covandus jouait en leur faveur dans les batailles spatiales. Il nous était difficile de pister leurs vaisseaux et leurs minuscules engins de combat causaient peu de dommages individuellement, mais beaucoup collectivement. Ce n’était qu’au sol que nous retrouvions un avantage écrasant. D’un autre côté, Cova Banda disposait d’une flotte spatiale assez réduite, l’une des raisons pour lesquelles les FDC avaient décidé de reprendre cette planète.
— Alan, je ne parle pas de qui arrive en tête dans le décompte général. Je parle du fait que nos adversaires mesurent cinq centimètres, nom d’un chien. Avant ça, nous avons combattu des araignées. Encore avant, nous avons combattu d’énormes ptérodactyles. Tout ça brouille mon sens de l’échelle. J’en perds mon identité. Je n’ai plus l’impression d’être un humain, Alan.
— Théoriquement, tu n’es plus un humain, c’est exact.
Alan tâchait de me faire sourire. Cela ne marcha pas.
— Bon, alors je ne me sens plus connecté avec ce qu’était un humain. Notre boulot se réduit à aller à la rencontre d’étranges nouveaux peuples, de nouvelles cultures, et de tuer ces fils de pute aussi vite que possible. Nous ne connaissons d’eux que ce qui est nécessaire pour les combattre. Pour nous, ce ne sont que des ennemis. À part le fait qu’ils sont assez intelligents pour riposter, on pourrait tout aussi bien guerroyer contre des animaux.
— Ça facilite la tâche à la plupart d’entre nous, fit remarquer Alan. Si tu ne t’identifies pas à une araignée, tu as moins de remords d’en tuer une, même grande et intelligente. Surtout grande et intelligente.
— Peut-être que c’est justement ça qui me tracasse. On n’a aucun sens des conséquences. Je me contente de ramasser un être vivant et pensant et de le faire dinguer contre un bâtiment. Faire ça ne me tracasse pas du tout. C’est le fait que ça ne me tracasse pas qui me tracasse. Nos actes devraient avoir des conséquences. Il faut au moins prendre conscience des atrocités que nous commettons, déterminer si nous les commettons pour de bonnes raisons ou pas. Je n’éprouve aucune horreur de mes actes. Et ça me terrorise. Ce que ça signifie me terrorise. J’écrase tous les habitants de cette ville sous mes pieds comme un monstre. Et je commence de penser que c’est précisément ce que je suis. Ce que je suis devenu. Je suis un monstre. Tu es un monstre. Nous sommes tous des putains de monstres inhumains, et nous ne voyons aucun mal à ça.
Alan n’avait rien à répondre. Aussi observâmes-nous nos soldats qui piétinaient les Covandus jusqu’à ce qu’il n’en reste plus un seul à piétiner.
— Alors, qu’est-ce qui ne va pas chez lui ? demanda le lieutenant Keyes à Alan en parlant de moi, à la fin du débriefing avec les autres chefs de section.
— Il pense que nous sommes tous des monstres inhumains.
— Oh, ça, fit le lieutenant Keyes en se tournant vers moi. Perry, depuis combien de temps tu es dans les FDC ?
— Presque un an, répondis-je.
Le lieutenant Keyes acquiesça du chef.
— En ce cas, Perry, tu es pile dans les temps. Il faut presque un an pour que la plupart de nos soldats pensent qu’ils sont devenus des machines à tuer sans âme, dépourvues de conscience et de moralité. Tôt ou tard. Jensen (il désigna l’un des autres chefs de section) a atteint le quinzième mois avant de craquer. Jensen, raconte-lui ce que tu as fait.
— J’ai tiré sur Keyes, dit Ron Jensen. Je le voyais comme la personnification du système diabolique qui m’avait transformé en machine à tuer.
— Il a failli aussi m’arracher la tête, ajouta Keyes.
— Ce fut un coup de bol, s’enhardit Jensen.
— Ouais, un coup de bol que tu m’aies loupé. Sinon je serais mort et toi réduit à un cerveau flottant dans un réservoir, devenant fou faute de stimuli extérieurs. Écoute, Perry, ça arrive à tout le monde. Tu surmonteras ça lorsque tu prendras conscience que tu n’es pas un monstre inhumain, que tu essayes simplement d’adapter ton cerveau à une situation totalement pourrie. Pendant soixante-quinze ans, tu as mené une existence où la chose la plus excitante qui t’arrivait était de tirer un coup de temps à autre, et tu te retrouves brusquement en train d’éliminer des pieuvres dans l’espace avec un MF avant qu’elles ne te tuent. Seigneur ! Ce sont ceux qui ne disjonctent jamais en qui j’ai le moins confiance.
— Alan n’a pas disjoncté, lui, fis-je remarquer. Et il est engagé depuis aussi longtemps que moi.
— Exact, dit Keyes. Rosenthal, qu’as-tu à répondre à ça ?
— Au fond de moi, je ne suis qu’un chaudron bouillant de rage déconnectée, mon lieutenant.
— Ah, refoulement, observa Keyes. Excellent. Tâche d’éviter de tirer sur moi après coup, quand tu finiras par exploser, s’il te plaît.
— Je ne peux rien promettre, mon lieutenant, dit Alan.
— Vous savez ce qui a marché pour moi ? intervint Aimée Weber, un autre chef de section. J’ai dressé la liste de toutes les choses qui me manquaient de la Terre. C’était plutôt déprimant, mais, d’un autre côté, ça m’a rappelé que je n’étais pas complètement décalée. Si des choses vous manquent, c’est qu’on est encore connecté.
— Alors qu’est-ce qui te manquait ? demandai-je.
— D’abord, Shakespeare dans le parc. Lors de ma dernière nuit sur Terre, j’ai vu une représentation de Macbeth qui atteignait la perfection. Seigneur, c’était génial. Et ici, rien n’annonce que nous aurons droit à une bonne pièce de théâtre.
— Ce qui me manque, dit Jensen, ce sont les gaufrettes au chocolat de ma fille.
— Mais tu peux te faire servir des gaufrettes au chocolat sur le Modesto, rappela Keyes. Et rudement bonnes, avec ça.
— Pas aussi bonnes que celles de ma fille. Le secret, c’est la mélasse.
— C’est écœurant, dit Keyes. Je déteste la mélasse.
— Heureusement que je l’ignorais quand j’ai tiré sur vous. Je ne vous aurais pas loupé.
— Ce qui me manque, c’est de nager, dit Greg Ridley. J’avais l’habitude de nager dans la rivière proche de ma propriété dans le Tennessee. Glaciale presque tout le temps, mais ça me plaisait.
— Le surf, précisa Keyes. Sur les grandes vagues qui donnent l’impression que les intestins vont vous descendre dans les pieds.
— Les livres, dit Alan. Un bon gros pavé le dimanche matin.
— Eh bien, Perry ? demanda Aimée. Il n’y a rien qui te manque en ce moment ?
Je haussai les épaules.
— Une seule chose.
— Ça ne peut pas être plus niais que de regretter le surf, dit Keyes. Crache le morceau. C’est un ordre.
— L’unique chose qui me manque vraiment, c’est d’être marié. Être assis avec ma femme, juste pour parler ou lire ensemble ou autre chose.
Un silence profond accueillit cet aveu.
— C’est une première pour moi, observa Ridley.
— Ben, merde, ça ne me manque pas, dit Jensen. Les vingt dernières années de mon mariage valent des clous.
Je promenai mon regard à la ronde.
— Aucun de vous n’a une épouse qui s’est engagée ? Vous ne restez pas en contact avec elle ?
— Mon mari s’est engagé avant moi, dit Aimée. Il était déjà mort quand j’ai reçu ma première affectation.