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— Ma femme sert sur le Boise, dit Keyes. Elle m’envoie un message de temps à autre. Je n’ai pas le sentiment qu’elle me regrette énormément. Je suppose qu’elle en avait sa claque de me supporter depuis trente-huit ans.

— Les gens quittent tout pour venir ici et ils ne tiennent pas vraiment à garder le fil avec leur ancienne vie, dit Jensen. Bien sûr, de petites choses nous manquent. Comme Aimée l’expliquait, c’est l’un des moyens pour nous empêcher de devenir cinglés. Mais c’est comme de revenir en arrière, juste avant d’avoir fait tous les choix qui nous ont conduits à la vie que nous menons aujourd’hui. Si nous revenions en arrière, ferions-nous les mêmes choix ? Avec tout ce que nous savons maintenant ? Malgré mon dernier commentaire, je ne regrette pas les choix que j’ai faits. Mais je ne piaffe pas de refaire ces mêmes choix. Ma femme est quelque part dans l’espace, c’est sûr. Mais elle est heureuse de vivre sa nouvelle vie sans moi. Et je dois avouer que je ne suis pas pressé de me rengager non plus.

— Tout ça ne me rend pas ma bonne humeur, les amis, déclarai-je.

— Et qu’est-ce qui te manque du mariage ? s’enquit Alan.

— Eh bien, ma femme me manque, tu sais. Mais le sentiment de… je ne sais pas… de confort me manque aussi. Le sentiment que tu es à ta place, avec quelqu’un qui fait partie de ta vie. Une chose est foutrement sûre, c’est que je n’ai pas ce sentiment ici, perdu dans l’espace. On débarque sur des mondes pour lesquels nous devons nous battre, avec des gens qui risquent d’être morts le lendemain ou le surlendemain. Soit dit sans vous vexer.

— Y a pas de mal, dit Keyes.

— Rien n’est stable, ici. Il n’y a rien que je sente réellement sûr. Mon mariage avait ses hauts et ses bas comme tous les mariages, mais dans l’ensemble je savais qu’il était solide. Cette sorte de sécurité me manque, et cette sorte de connexion avec quelqu’un aussi. Une partie de ce qui nous rend humains vient de ce que nous signifions pour les autres et de ce que les autres signifient pour nous. Être important pour quelqu’un, avoir en moi cette part d’humanité, ça me manque. Et c’est ce qui me manque du mariage.

Encore un silence.

— Ben mince, alors, déclara finalement Ridley. Quand tu l’expliques de cette façon, le mariage me manque aussi.

Jensen renifla.

— Pas moi. Toi, Perry, continue de regretter le mariage. Moi, je continuerai de regretter les biscuits de ma fille.

— La mélasse, fit Keyes. Écœurant.

— Ne recommencez pas, mon lieutenant, trancha Jensen. Je risque d’être obligé de prendre mon MF.

La mort de Susan fut comme le revers de celle de Thomas. Une grève de foreurs sur Élysée avait considérablement réduit la quantité de pétrole à raffiner. Le Tucson avait reçu la mission de transporter des briseurs de grève et de les protéger le temps qu’ils remettent en marche plusieurs plateformes de forage fermées. Susan se trouvait sur l’une de ces plateformes lorsque les grévistes attaquèrent avec une artillerie improvisée. L’explosion la fit culbuter de la plate-forme avec deux autres et ils effectuèrent un plongeon de plusieurs dizaines de mètres dans la mer. Les deux autres soldats étaient déjà morts en percutant la surface mais Susan, gravement brûlée et à peine consciente, était encore en vie.

Elle fut repêchée par les foreurs grévistes qui avaient lancé l’attaque. Ils résolurent d’en faire un exemple. Les mers d’Élysée abritent un grand nécrophage nommé « happeur », dont les mâchoires articulées sont capables de ne faire qu’une bouchée d’un homme. Les happeurs fréquentent les plateformes de forage parce qu’ils se nourrissent des détritus jetés dans la mer. Les foreurs redressèrent Susan, la ranimèrent en la giflant, débitèrent en hâte un manifeste en sa présence, se fiant à la connexion de son Amicerveau pour faire passer leurs revendications aux FDC. Les grévistes jugèrent Susan coupable de collaboration avec l’ennemi, la condamnèrent à mort et la rejetèrent dans la mer là où le vide-ordures de la plateforme se déversait.

Un happeur ne fut pas long à venir. Une bouchée, et Susan fut engloutie. Encore vivante, elle lutta pour sortir du happeur par l’orifice par lequel elle était entrée. Toutefois, avant qu’elle n’y arrive, l’un des grévistes tira sur l’animal juste en dessous de la nageoire dorsale, là où loge le cerveau. Le happeur fut tué sur-le-champ et coula, emportant Susan avec lui. Elle mourut non pas dévorée ni même noyée, mais à cause de la pression de l’eau, tandis qu’elle et le poisson qui l’avait avalée s’enfonçaient dans les abysses.

La célébration par les grévistes de ce coup porté à l’oppresseur fut de courte durée. Des forces de relève du Tucson envahirent les camps des foreurs, coffrèrent plusieurs dizaines de meneurs, les fusillèrent et les jetèrent en pâture aux happeurs. Excepté ceux qui avaient tué Susan. Ceux-là nourrirent les prédateurs marins sans l’étape intermédiaire de la mort par balle. La grève prit fin peu après.

La mort de Susan fut pour moi un trait de lumière, le rappel que les humains peuvent se montrer aussi inhumains que n’importe quelle espèce alien. Je me vois fort bien, si je m’étais trouvé sur le Tucson, donner l’un de ces salopards qui avaient tué Susan à manger aux prédateurs sans une ombre de remords. Je ne sais pas si cela me rend meilleur ou pire que ce que je redoutais de devenir lorsque nous combattions les Covandus. En tout cas, je ne m’inquiétais plus d’être moins humain que par le passé.

Six

Ceux parmi nous qui participèrent à la bataille de Corail se souviennent où ils étaient quand nous avons appris que la planète avait été prise. J’écoutais Alan m’expliquer comment l’univers que je pensais connaître avait disparu depuis belle lurette.

— Nous l’avons quitté dès la première fois que nous avons sauté, disait-il. On monte dans l’espace, on sort dans l’univers qui se trouve derrière la porte à côté, c’est tout. Voilà comment fonctionne le saut.

Cette nouvelle fut accueillie par un long silence perplexe de ma part et de celle d’Ed McGuire, assis avec Alan dans le salon « Au repos » du bataillon.

Finalement, Ed, qui avait reçu l’escadron d’Aimée Weber, prit la parole.

— Je ne te suis pas, Alan. La propulsion de saut nous fait dépasser la vitesse de la lumière. Voilà comment ça fonctionne.

— Pas du tout, objecta-t-il. Einstein a toujours raison : la vitesse de la lumière reste la limite que nous pouvons atteindre. En outre, tu n’aurais aucune envie de voler dans l’univers à une vitesse proche de celle de la lumière. Si tu heurtes un petit grain de poussière pendant que tu fonces à deux cent mille kilomètres à la seconde, tu auras un sacré gros trou dans ton vaisseau spatial. C’est le plus sûr moyen de se faire tuer.

Ed cligna des paupières et se passa la main sur le crâne. – Aïe, aïe, dit-il. Tu me paumes.

— Bon, écoute. Tu m’as demandé comment la propulsion par saut fonctionne. Comme je l’ai dit, c’est très simple : elle prend un objet d’un univers, comme le Modesto, et le fait surgir dans un autre univers. Le problème est que nous nous référons à ce phénomène comme à une « propulsion ». En réalité, il ne s’agit pas du tout de propulsion, car l’accélération n’est pas un facteur. L’unique facteur est la position dans le multivers.

— Alan, dis-je, tu vas encore trop vite.

— Désolé, fit-il en prenant un air pensif. Quel est votre niveau en maths, les gars ?

— Je garde de vagues notions de calcul, dis-je.