Dans l’ensemble, la plateforme donnait l’impression d’être le vestibule d’un hôtel bon marché, soudain lancé vers l’orbite géostationnaire. L’unique problème était que son design ouvert rendait difficile de s’y cacher. De surcroît, ce vol ne faisait pas le plein ; il n’y avait pas assez d’autres passagers pour disparaître au milieu d’eux. Je décidai finalement de prendre une boisson à un kiosque, près du centre de la plateforme, plus ou moins en direction opposée à la place de Léon. La perspective visuelle étant ce qu’elle est, c’était là où j’avais le plus de chance de l’éviter le plus longtemps.
Quitter physiquement la Terre avait été agaçant à cause de la présence exécrable de Léon, mais la quitter affectivement avait été étonnamment facile. J’avais décidé un an avant mon départ que, oui, j’allais m’engager dans les FDC ; à partir de ce moment, ce départ s’était réduit à prendre mes dispositions et faire mes adieux. Lorsque Kathy et moi avions décidé à l’origine de nous engager, une décennie auparavant, nous avions mis la maison au nom de notre fils Charlie ainsi que du nôtre, afin qu’il en prenne possession sans tracasserie administrative. Kathy et moi ne possédions rien d’autre de valeur, juste le bric-à-brac qu’on accumule au cours d’une vie. La plupart des objets réellement beaux avaient été répartis entre les amis et la famille la dernière année. Charlie s’occuperait du reste plus tard.
Quitter mes connaissances n’avait pas été si pénible que ça. Les gens avaient réagi à la nouvelle avec divers degrés de surprise et de tristesse, puisque tout le monde sait qu’une fois engagé dans les Forces de défense coloniale on ne revient pas. Mais ce n’est pas tout à fait la même chose que mourir. Ils savent que quelque part, tout là-bas, vous êtes encore en vie. Et, que diable, peut-être un jour vous rejoindront-ils. Cela ressemble un peu à ce que, dans mon imagination, les gens ressentaient il y a des centaines d’années lorsque l’une de leurs connaissances empruntait un chariot et partait vers l’Ouest. Ils pleuraient, ils la regrettaient puis retournaient vaquer à leurs occupations.
En tout cas, j’avais annoncé une année avant de partir que je m’en allais. Ça laisse beaucoup de temps pour dire ce que vous avez à dire, régler vos affaires et faire la paix avec autrui. Au cours de cette année, j’avais tenu plusieurs réunions avec de vieux amis, la famille et remué les cendres et les vieilles blessures pour la dernière fois. À peu près chaque fois, tout s’était bien terminé. À deux reprises, j’avais demandé pardon pour des choses que je ne regrettais pas particulièrement, et une fois je m’étais retrouvé au lit avec une femme, ce qui en d’autres circonstances ne se serait pas produit. Mais on fait ce qu’on doit faire pour donner aux autres le sentiment d’une conclusion. Ainsi, ils se sentent mieux et ça ne vous aura pas coûté grand-chose. Je préférais m’excuser pour ce qui n’avait guère d’importance à mes yeux et laisser un ami sur Terre qui me souhaite bonne chance plutôt que de me montrer obstiné et en faire un ennemi qui priera pour qu’un alien me dévore le cerveau. Appelons ça l’assurance karmique.
Charlie avait été mon principal souci. Comme nombre de pères et de fils, nous avions eu nos travers. Je n’avais pas été le plus attentif des pères et il n’avait pas été le fils le mieux structuré, errant encore dans la vie la trentaine bien passée. Lorsqu’il avait découvert que Kathy et moi avions l’intention de nous engager, il avait explosé de fureur. Il nous avait rappelé que nous avions protesté contre la guerre subcontinentale. Il nous avait rappelé que nous lui avions toujours enseigné que la violence n’était pas la réponse. Il nous avait rappelé que nous l’avions une fois privé de sorties pendant tout un mois pour être allé tirer des cartons sur la proposition de Bill Young, initiative que nous avions trouvée tous deux un peu curieuse de la part de cet homme de trente-cinq ans.
Le décès de Kathy avait mis fin à presque toutes nos batailles parce que aussi bien lui que moi avions réalisé que l’objet de nos disputes n’avait tout simplement pas d’importance. J’étais veuf, lui célibataire, et, pendant un temps, lui et moi fûmes l’un pour l’autre tout ce qui nous restait. Quelque temps plus tard, il avait connu et épousé Lisa, et, l’année suivante, il était devenu père et avait été réélu maire au cours d’une même nuit très mouvementée. Charlie s’était épanoui tardivement, mais quelle réussite ! Lui et moi avions eu nos réunions au cours desquelles je m’étais excusé (sincèrement) pour certaines choses et lui avais dit tout aussi sincèrement combien j’étais fier de l’homme qu’il était devenu. Puis nous nous étions assis sur la véranda avec nos bières, j’avais regardé mon petit-fils Adam frapper une balle avec une batte dans la cour de devant et nous avions parlé de choses anodines pendant un agréable long moment. Lors des adieux, nous nous étions séparés dans l’harmonie et avec amour, ce qu’on désire entre père et fils.
Je m’attardais près du kiosque en sirotant mon Coca et en pensant à Charlie et à sa famille, quand j’entendis la voix de Léon grommeler, suivie d’une autre voix, basse, cinglante et féminine en réponse. Malgré moi, je lorgnai derrière le kiosque. Léon avait apparemment réussi à coincer une pauvre femme à qui il assénait sans aucun doute une théorie idiote que son pédoncule cérébral équivalent à celui d’un bœuf était en train de promulguer. Mon sens de la chevalerie l’emporta à cet instant sur mon désir de me cacher et je les rejoignis pour intervenir.
— Ce que je vous dis, était en train de raconter Léon, c’est qu’il n’est pas tout à fait juste que vous et moi et tous les Américains devions attendre d’être de vieilles noix pour avoir notre chance de partir, alors que tous ces petits Indiens sont envoyés sur des mondes flambant neufs aussi vite qu’ils se reproduisent. Et ils se reproduisent comme des lapins. Ce n’est pas juste. Ça vous paraît juste, à vous ?
— Non, ce n’est pas particulièrement juste, répondit la femme. Mais je suppose qu’ils ne considéraient pas non plus qu’il soit juste que nous rayions New Delhi et Bombay de la face de la planète.
— C’est exactement où je voulais en venir ! s’exclama Léon. Nous avons atomisé les enturbannés ! Nous avons gagné la guerre ! La victoire devrait compter pour quelque chose, nom d’un chien ! Et regardez ce qui se passe maintenant. Eux, ils ont perdu la guerre mais ils ont obtenu le droit d’aller coloniser l’univers, et nous, le seul moyen dont nous disposons pour avoir le droit de partir est de nous engager à les protéger ! Excusez-moi de dire ça, mais la Bible n’affirme-t-elle pas que « les doux auront la terre en héritage » ? Moi, je dis que perdre une foutue guerre vous rend sacrément doux.
— Je ne pense pas que ce verset signifie ce que tu penses, Léon, déclarai-je en m’approchant d’eux.
— John ! Ça, c’est un homme qui sait de quoi je parle, dit Léon en m’accueillant par un sourire.
La femme se tourna vers moi.
— Vous connaissez ce monsieur ? me demanda-t-elle avec une inflexion dans la voix sous-entendant que, si c’était le cas, il y avait manifestement quelque chose qui clochait chez moi.
— Nous nous sommes rencontrés sur le vol de Nairobi, précisai-je en levant doucement un sourcil pour indiquer qu’il n’était pas mon compagnon préféré. Je suis John Perry.