— Heureux de te décevoir.
— Heureux d’être déçu.
Quelqu’un d’autre entra.
— Jesse ! m’écriai-je.
Jesse s’approcha de mon chevet et me donna un bisou sur la joue.
— Bon retour dans le monde des vivants, John. (Elle recula d’un pas et ajouta :) Nous voilà de nouveau réunis. Les trois mousquetaires.
— Enfin, deux mousquetaires et demi.
— Ne sois pas morbide, gronda Jesse. Le docteur Fiorina affirme que tu te remettras complètement. Dès demain, ta mâchoire aura repoussé et la jambe dans deux jours. Tu vas recommencer de gambader en un rien de temps.
Je me penchai afin de palper ma jambe droite. Elle était là, entière ou, du moins, j’en avais l’impression. Je repoussai les couvertures. Oui, elle était là, ma jambe. Enfin, presque. Juste en dessous du genou, il y avait un bourrelet verdoyant. Au-dessus de cette marque, ça ressemblait à ma jambe. En dessous, ça ressemblait à une prothèse.
Je savais ce qui se passait. Un des soldats de mon escadron avait eu une jambe arrachée au combat, qui s’était reconstituée de la même manière. On fixait un faux membre riche en substances nutritives à hauteur de l’amputation puis on injectait un flot de nanorobots dans la zone de fusion. En utilisant l’ADN du blessé comme guide, les nanorobots convertissaient ces substances et les matériaux bruts du faux membre en chair et en os, en les connectant aux nerfs, muscles, vaisseaux sanguins encore intacts. L’anneau de nanorobots descendait lentement le long du faux membre jusqu’à l’avoir converti en tissu osseux et musculaire. Cela fait, ils migraient par le sang dans les intestins et on les éjectait.
Une solution guère délicate mais efficace : pas d’intervention chirurgicale, pas besoin d’attendre des membres clonés, pas d’éléments artificiels incommodes fixés sur votre corps. Et il ne fallait que deux semaines, selon la taille de l’amputation, pour récupérer le membre. Ce fut de cette façon qu’ils m’avaient rendu ma mâchoire et, sans doute, le talon et les trois orteils de mon pied gauche.
— Depuis combien de temps je suis ici ?
— Dans cette chambre, une journée environ, répondit Jesse. Tu as baigné une semaine dans la cuve.
— Il nous a fallu quatre jours pour arriver ici. Tu es resté en stase pendant ce temps-là. Tu le savais ? demanda Harry. (Je fis oui de la tête.) Et il a fallu deux jours pour te retrouver sur Corail. Donc tu es resté out environ deux semaines.
Je les regardais tous les deux.
— Je suis heureux de vous voir, vous savez. Ne me comprenez pas mal. Mais pourquoi vous êtes ici ? Pourquoi vous n’êtes pas sur le Routes d’Hampton ?
— John, le Routes d’Hampton a été détruit, expliqua Jesse. Ils nous ont touchés dès notre arrivée après le saut. À peine notre navette sortie de la soute, les moteurs ont été bousillés. Nous étions les seuls. Nous avons dérivé pendant une journée et demie avant que l’Épervier nous trouve. On était au bord de l’asphyxie.
Je me rappelai avoir observé un vaisseau rraey qui attaquait un croiseur à son entrée dans l’espace de Corail. Je m’étais demandé justement si c’était le Routes d’Hampton.
— Et au Modesto, qu’est-il arrivé ? Vous le savez ?
Jesse et Harry s’entreregardèrent.
— Le Modesto a été abattu lui aussi, répondit finalement Harry. John, ils ont tous été abattus. Ça a été un massacre.
— Tous, c’est impossible, objectai-je. Vous m’avez dit que l’Épervier vous avait récupérés. Et c’est lui aussi qui m’a ramené.
— L’Épervier est arrivé plus tard, après la première vague, précisa Harry. Il a fait son saut loin de la planète. Le procédé utilisé par les Rraeys pour détecter nos vaisseaux l’a loupé. Pourtant ils l’ont repéré une fois stationné au-dessus de la position où tu étais descendu. C’était à un poil près.
— Combien de survivants ? demandai-je.
— Tu es le seul du Modesto, dit Jesse.
— D’autres navettes ont été lancées, rappelai-je.
— Elles ont été abattues. Les Rraeys ont détruit tout ce qui dépassait la taille d’une boîte de biscuits. Si notre navette a survécu, c’est parce que ses moteurs étaient déjà morts. Ils n’ont sans doute pas voulu gâcher un missile.
— Combien de survivants en tout ? Il est tout de même impossible qu’il n’y ait que moi et votre navette. Jesse et Harry restèrent silencieux.
— Impossible, bon Dieu !
— John, ils nous ont tendu une embuscade, répondit Harry. Tous les vaisseaux qui ont sauté ont été frappés pratiquement dès leur arrivée dans l’espace de Corail. On ignore comment ils ont fait ça, mais ils l’ont fait, et ensuite ils ont abattu toutes les navettes qu’ils ont pu repérer. Voilà pourquoi l’Épervier a risqué nos vies à tous pour te retrouver… Parce que, en dehors de nous, tu es l’unique survivant. Ta navette est la seule à avoir atterri à la surface. Ils t’ont retrouvé en s’aidant de sa balise. Ton pilote l’avait allumée avant le crash.
Je repensai à Fiona. Et à Alan.
— Combien de pertes ? demandai-je.
— Soixante-deux croiseurs transportant un bataillon, avec un équipage au complet, annonça Jesse. Quatre-vingt-quinze mille personnes. Plus ou moins.
— Ça me rend malade.
— C’est ce qu’on appellerait un bon vieux fiasco, dit Harry. Pas de doute. Et c’est pourquoi nous sommes encore ici. Nous n’avons nulle part ailleurs où aller.
— Ça, et nos interrogatoires qui se poursuivent, ajouta Jesse. Comme si nous savions quelque chose. Nous étions déjà dans notre navette quand nous avons été touchés.
— Ils piaffent d’impatience que tu sois assez rétabli pour parler, ajouta Harry. À mon avis, tu vas recevoir d’ici peu une visite des enquêteurs des FDC.
— Comment ils sont ?
— Sans aucun humour, répondit Harry.
— Pardonnez-nous de ne pas être d’humeur à plaisanter, caporal Perry, déclarait le lieutenant-colonel Newman. Quand on perd soixante vaisseaux et cent mille hommes, ça ne vous donne pas envie de rire.
Tout ce que j’avais dit était « en miettes » lorsque Newman m’avait demandé comment je me sentais. J’avais pensé qu’un petit rappel mi-figue mi-raisin de mon état physique n’était pas entièrement déplacé. Je m’étais trompé.
— Excusez-moi, dis-je. Pourtant je ne plaisantais pas vraiment. Comme vous le savez sans doute, j’ai laissé des morceaux conséquents de moi-même sur Corail.
— À propos, comment se fait-il que vous soyez arrivé jusqu’à la surface ? demanda le commandant Javna, mon deuxième enquêteur.
— Il me semble me souvenir avoir pris la navette, mais ensuite je me suis débrouillé seul.
Javna jeta un coup d’œil à Newman, comme pour dire : « Le voilà qui plaisante encore. »
— Caporal, dans votre rapport, vous mentionnez avoir donné au pilote de votre navette l’autorisation de démolir les portes de la soute à navettes du Modesto.
— C’est exact.
J’avais enregistré le rapport la nuit précédente, peu après la visite de Jesse et Harry.
— Au nom de quelle autorité avez-vous donné cet ordre ?
— La mienne. Le Modesto était bombardé de missiles. J’ai pensé qu’une petite initiative individuelle à ce point critique ne serait pas une si mauvaise chose.
— Savez-vous combien de navettes ont été lancées parmi toute la flotte ?