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— C’est possible, admit Harry. La grande nouvelle, c’est qu’il existe bel et bien une raison au nom des « Brigades fantômes ». Ce n’est pas une appellation officielle, vous savez. C’est un surnom. La rumeur, que j’ai entendue à plus d’une reprise, est que les membres des Forces spéciales sont des morts.

— Pardon ? m’exclamai-je.

Jesse leva les yeux de son hamburger.

— Pas de vrais morts. Ce ne sont pas des zombies. Mais beaucoup de gens qui ont signé leur engagement dans les FDC sont morts avant leur soixante-quinzième anniversaire. Lorsque ça se produit, les FDC ne se satisfont pas, semble-t-il, de jeter leur ADN. Elles l’utilisent pour fabriquer des soldats des Forces spéciales.

Quelque chose me revint brusquement en mémoire.

— Jesse, tu te souviens quand Léon Deak est mort ? Ce qu’a dit le technicien médical ? « Un volontaire de dernière minute pour les Brigades fantômes. » J’ai cru que ce n’était qu’une mauvaise blague.

— Mais comment peuvent-ils faire ça ? demanda Jesse. Ce n’est pas du tout moral.

— Certes, fit Harry. Quand tu signes ton intention de t’engager, tu donnes aux FDC le droit d’user de toutes les procédures nécessaires pour améliorer ton aptitude au combat, et tu ne peux être prêt au combat si tu es mort. C’est dans le contrat. À défaut de moral, c’est du moins légal.

— D’accord, mais il y a une différence entre utiliser mon ADN pour me créer un nouvel organisme et se servir de cet organisme sans moi à l’intérieur, objecta Jesse.

— Un détail, un détail, fit Harry.

— L’idée que mon corps cavale tout seul dans la nature ne me plaît pas, déclara Jesse. Je ne trouve pas juste que les FDC fassent ça.

— Eh bien, elles ne font pas que ça, ajouta Harry. Vous savez que nos corps ont été profondément modifiés génétiquement. Apparemment, ceux des Forces spéciales sont encore plus modifiés que les nôtres. Leurs soldats servent de cobayes pour les améliorations et aptitudes nouvelles avant qu’on les introduise dans la population générale. Et des rumeurs laissent entendre que bon nombre de ces modifications sont vraiment radicales : des corps modifiés au point de ne plus avoir l’air humains.

— Mon médecin a dit que les soldats des Forces spéciales avaient des besoins spéciaux, précisai-je. Mais, même compte tenu des hallucinations, les gens qui m’ont sauvé ressemblaient passablement à des humains.

— Et nous n’avons vu aucun mutant ni monstre sur l’Épervier, dit Jesse.

— Nous n’avions pas non plus l’autorisation d’aller partout sur le vaisseau, rappela Harry. Ils nous ont confinés dans une zone et déconnectés de tout le reste. Nous avons vu le poste des malades et le secteur des divertissements, c’est tout.

— Des soldats voient tout le temps les Forces spéciales au combat ou qui se promènent dans les parages, dit Jesse.

— Bien sûr, fit Harry. Mais ça ne veut pas dire qu’ils les ont tous vus.

— Ta paranoïa revient, chéri, dit Jesse en lui tendant une frite.

— Merci, mon trésor, répondit Harry en l’acceptant. Mais, même en rejetant la rumeur sur les Forces spéciales surmodifiées, on possède assez d’éléments expliquant que John ait vu sa femme. Ce n’est pas vraiment Kathy, cependant. Juste quelqu’un dans son corps.

— Qui ? demandai-je.

— Eh bien, c’est là toute la question. Ta femme est morte. Donc ils n’ont pas pu injecter sa personnalité dans le corps. Soit ils disposent d’une sorte de personnalité préformatée qu’ils intègrent dans les soldats des Forces spéciales…

— Soit, le coupai-je, quelqu’un est passé d’un ancien corps dans son nouveau corps à elle.

Jesse frissonna.

— Je suis désolée, John. Mais c’est abominable.

— John ? Ça va ? demanda Harry.

— Quoi ? Ouais, ça va. C’est beaucoup à assimiler en même temps : l’idée que ma femme pourrait être vivante mais pas réellement – et que quelqu’un qui n’est pas elle se promène dans sa peau. J’aurais préféré malgré tout l’hypothèse de l’hallucination.

Je regardai Harry et Jesse. Tous deux étaient pétrifiés, le regard fixe.

— Hé, les gars ?

— Quand on parle du loup… dit Harry.

— Quoi ? fis-je.

— John, souffla Jesse. Elle est dans la queue.

Je pivotai d’un bond, renversant mon assiette. Puis j’eus l’impression d’être brusquement plongé dans un baquet de glace.

— Bon Dieu ! m’exclamai-je.

C’était elle. Aucun doute.

Deux

J’allais me lever mais Harry me retint par la main.

— Où tu vas ? demanda-t-il.

— Je vais lui parler.

— Tu es sûr de vouloir faire ça ?

— Mais de quoi tu parles ? Évidemment que j’en suis sûr.

— Je voulais dire que peut-être tu préférerais que Jesse ou moi lui parlions d’abord. Pour apprendre si elle veut te voir.

— Bon Dieu, Harry, on n’est plus à l’école, bon sang. C’est ma femme.

— Non, ce n’est pas ta femme, John. C’est quelqu’un d’entièrement différent. Et tu ne sais même pas si elle a envie de te parler.

— John, intervint Jesse, même si elle te parle, vous serez deux étrangers l’un pour l’autre. Ce que tu attends de cette rencontre, tu ne l’obtiendras pas.

— Je n’attends rien.

— Nous ne voulons pas que tu souffres.

— Tout ira bien, dis-je en les regardant tous les deux. S’il vous plaît. Laisse-moi y aller, Harry. Ça ira.

Ils se consultèrent du regard. Harry relâcha ma main.

— Merci, fis-je.

— Qu’est-ce que tu vas lui dire ? voulut-il savoir.

— Je vais la remercier de m’avoir sauvé la vie, répondis-je en me levant.

À ce moment-là, ses deux compagnons et elle avaient reçu leur commande et se dirigeaient vers une petite table au fond de la salle. Je me faufilai vers cette table. Ils étaient en train de parler mais se turent à mon arrivée. Elle me tournait le dos et pivota lorsque ses compagnons me regardèrent. Je stoppai net quand je découvris son visage.

Il était différent, naturellement. Outre la peau et les yeux modifiés, elle était beaucoup plus jeune. Un visage semblable à celui de Kathy un demi-siècle plus tôt. Et pourtant différent. Plus mince que Kathy ne l’avait jamais été, conformément à la prédisposition génétiquement incorporée pour la sveltesse. Les cheveux de Kathy avaient toujours tenu de la crinière incontrôlée, même à un âge où les autres femmes adoptaient des coupes plus matrones. La femme qui se tenait devant moi avait des cheveux coupés ras, loin du col.

C’étaient eux qui détonnaient le plus. Il y avait si longtemps que je n’avais pas vu d’humain sans peau verte que je n’enregistrai pas ce détail. Mais ces cheveux ne correspondaient à aucun de mes souvenirs.

— C’est discourtois de dévisager quelqu’un comme ça, fit la femme en parlant de la voix de Kathy. Et avant que vous ne demandiez quoi que ce soit, vous n’êtes pas mon genre.

Mais si, répondit-on dans mon cerveau.

— Excusez-moi, je ne voulais pas vous importuner… Je me demandais seulement si vous alliez me reconnaître.

D’un regard vif, elle m’examina de la tête aux pieds.

— Franchement, non. Et, croyez-moi, on n’a pas fait notre formation de base ensemble.

— Vous m’avez sauvé. Sur Corail.

Une petite lueur passa dans son regard.

— Ah, d’accord. Rien d’étonnant à ce que je ne vous aie pas reconnu. La dernière fois que je vous ai vu, il vous manquait la moitié inférieure de la tête. Soit dit sans vous offenser. Et sans vous offenser non plus, je suis stupéfaite que vous soyez encore en vie. Je n’aurais pas parié sur votre rétablissement.