— J’avais une raison de vivre.
— On dirait.
— Je suis John Perry, annonçai-je en tendant la main. Je crains de ne pas connaître votre nom.
— Jane Sagan.
Elle me serra la main. Je la retins un peu plus longtemps que je ne l’aurais dû. Elle avait une expression un rien intriguée quand je la lâchai.
— Caporal Perry, commença l’un de ses compagnons qui en avait profité pour obtenir cette information par son Amicerveau, nous sommes pressés de manger. Nous devons regagner notre vaisseau dans une demi-heure. Alors, si ça ne vous dérange pas…
— Est-ce que vous m’avez déjà vu ailleurs ? demandai-je à Jane en le coupant.
— Non, répondit-elle, soudain un rien glaciale. Merci d’être venu mais j’aimerais vraiment déjeuner.
— Permettez-moi de vous transmettre quelque chose. Une photo. Par votre Amicerveau.
— Ce n’est vraiment pas nécessaire.
— Une seule photo. Puis je m’en vais. Acceptez !
— D’accord. Faites vite.
Parmi les quelques biens que j’avais emportés avec moi lorsque j’avais quitté la Terre, il y avait un album de photos numériques de ma famille, des amis et des endroits que j’avais aimés. Lorsque mon Amicerveau s’était activé, j’avais téléchargé les photos dans sa mémoire intégrée, une habile précaution rétrospectivement, puisque mon album et tous mes autres effets de la Terre sauf un avaient été perdus avec le Modesto. Je sélectionnai une photo particulière de l’album et la lui transmis. Je l’observai tandis qu’elle accédait à son Amicerveau et se tournait de nouveau vers moi pour me regarder.
— Vous me reconnaissez ? demandai-je.
Elle réagit vite, beaucoup plus vite qu’un soldat ordinaire. M’empoignant, elle me projeta contre un mur proche. Je fus certain de sentir une de mes côtes récemment réparées se briser. À l’autre bout du réfectoire, Harry et Jesse se levèrent d’un bond et s’approchèrent. Les compagnons de Jane se dressèrent pour les intercepter. J’essayais de respirer.
— Mais, putain, qui êtes-vous ? demanda Jane d’une voix sifflante. Et qu’est-ce que vous manigancez ?
— Je suis John Perry, fis-je d’une voix asthmatique, et je ne manigance rien du tout.
— Connerie. Où avez-vous trouvé cette photo ? demanda-t-elle à voix basse, tout près de moi. Qui l’a faite pour vous ?
— Personne, répondis-je d’une voix aussi basse. C’est… ma photo de mariage. (Je faillis dire « notre photo de mariage » mais me repris juste à temps.) La femme sur la photo, c’est mon épouse, Kathy. Elle est décédée avant de pouvoir s’engager. On a prélevé son ADN et on s’en est servi pour vous fabriquer. Une partie d’elle est en vous. Une partie de vous est sur cette photo. Une partie de ce que vous êtes m’a donné ça. (Je levai la main gauche pour lui montrer mon alliance.) L’unique bien terrestre qui me reste.
Jane rugit, me souleva et me fit valser à travers la salle. Je glissai sur plusieurs tables, renversant les hamburgers, les sauces et les porte-serviettes avant de toucher terre. Ce faisant, je me cognai la tête contre un angle en métal. Un filet de sang coula un bref instant de ma tempe. Jesse et Harry abandonnèrent leur danse prudente avec les compagnons de Jane et se dirigèrent vers moi. Jane les suivit aussitôt, mais ses amis l’arrêtèrent à mi-chemin.
— Écoute-moi, Perry, dit-elle. Je ne veux plus t’avoir dans les pattes. La prochaine fois que je te vois, tu regretteras que je ne t’aie pas laissé pour mort.
Sur ce, elle s’éloigna à grandes enjambées. L’un de ses compagnons lui emboîta le pas. L’autre, celui qui m’avait adressé la parole, s’approcha de nous. Jesse et Harry se tinrent prêts à l’affronter, mais il leva les mains en signe de trêve.
— Perry, de quoi s’agissait-il ? Qu’est-ce que tu lui as transmis ?
— Demande-le-lui, mon pote.
— C’est le lieutenant Tagore qui s’adresse à toi, caporal. (Tagore porta son regard sur Jesse et Harry.) Je vous connais tous les deux. Vous étiez sur le Routes d’Hampton.
— Oui, mon lieutenant, répondit Harry.
— Écoutez-moi bien, vous trois. J’ignore de quoi il s’agit, mais je tiens à être très clair sur un point. Peu importe ce dont il est question, vous ne nous avez pas vus. Racontez l’histoire que vous voulez, mais si le mot « Forces spéciales » est prononcé, je me ferai une mission personnelle d’agir en sorte que le restant de vos carrières militaires soit bref et douloureux. Je ne plaisante pas. Je vous niquerai. C’est clair ?
— Très clair, mon lieutenant, dit Jesse.
Harry acquiesça. Je lâchai un souffle rauque.
— Occupez-vous de votre ami, dit Tagore à Jesse. Il a l’air dans un sale état.
Le lieutenant s’éloigna.
— Seigneur, John, dit Jesse en prenant une serviette pour nettoyer ma plaie à la tête, qu’est-ce que tu as fait ?
— Je lui ai transmis une photo de mariage.
— C’est malin, dit Harry en jetant un regard alentour. Où est ta canne ?
— Près du mur contre lequel elle m’a jeté, je crois.
Il partit la chercher.
— Ça va ? me demanda Jesse.
— Je crois que j’ai une côte de cassée.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire.
— Je sais bien ce que tu voulais dire. Et, au point où en sont les choses, je crois qu’un autre truc est également cassé.
Elle me prit le visage dans la coupe de sa main. Harry revint avec ma canne. Nous regagnâmes en claudiquant l’hôpital. Le Dr Fiorina fut extrêmement mécontent de moi.
Quelqu’un me réveilla en me secouant doucement. Lorsque je vis qui c’était, j’essayai de parler. Elle plaqua une main sur ma bouche.
— Silence, dit Jane. En principe, je ne devrais pas être ici.
J’acquiesçai. Elle écarta la main.
— Parle à voix basse.
— On pourrait passer par les Amicerveaux, proposai-je.
— Non. Je veux entendre ta voix. Parle tout bas.
— D’accord.
— Je suis désolée pour ce matin. C’était tellement inattendu. Je ne savais pas comment réagir à une chose pareille.
— Ce n’est rien. Je n’aurais pas dû te l’apprendre de cette façon.
— Tu es blessé ?
— Déjà guéri.
Elle scruta mon visage de ses yeux mobiles.
— Écoute, je ne suis pas ta femme, déclara-t-elle abruptement. J’ignore pour qui tu me prends ou ce que je suis, mais je n’ai jamais été ta femme. Je ne connaissais pas son existence jusqu’à ce que tu m’aies montré sa photo aujourd’hui.
— Tu dois quand même savoir d’où tu viens.
— Pourquoi ? s’emporta-t-elle. Nous savons que nous sommes constitués à partir des gènes d’autres personnes, mais on ne nous dit pas qui. À quoi bon ? Cette personne n’est pas nous. Nous ne sommes même pas des clones. J’ai dans mon ADN des trucs qui ne viennent même pas de la Terre. Nous sommes les cobayes des FDC. Tu ne l’as pas entendu dire ?
— Si.
— Donc je ne suis pas ta femme. Je suis venue te voir pour te le dire. Je suis navrée, mais je ne suis pas ta femme.
— D’accord.
— OK. Bien. Je m’en vais maintenant. Excuse-moi de t’avoir balancé à travers le réfectoire.
— Quel âge tu as ?
— Quoi ? Pourquoi ?
— Par curiosité, c’est tout. Et puis je n’ai pas envie que tu repartes tout de suite.