— En d’autres termes, ils sont arriérés et bigots, résuma le commandant Crick.
— Et particulièrement dans le domaine de la propulsion de saut, ajouta Jane. Jusqu’à la bataille de Corail, la technologie rraey du saut était loin derrière la nôtre. En réalité, leur connaissance actuelle de la physique du saut repose directement sur les informations fournies par les FDC il y a un peu plus d’un siècle, lors d’une mission commerciale avortée.
— Pourquoi cette mission a-t-elle avorté ? demanda le capitaine Jung à l’autre bout de la table.
— Les Rraeys ont dévoré un tiers des délégués commerciaux, répondit Jane.
— La vache ! fit le capitaine Jung.
— Notre problème est le suivant : vu qui sont les Rraeys et leur niveau technologique, il est impossible qu’ils aient pu en un seul bond passer d’une telle infériorité à leur supériorité actuelle, dit le commandant Crick. La meilleure hypothèse est qu’ils ne l’ont pas fait : ils ont acquis la technique de prédiction du saut auprès d’une autre culture. Nous connaissons tous ceux que les Rraeys connaissent et il n’y a qu’une seule civilisation que nous estimons capable d’avoir développé la maîtrise technologique d’un procédé aussi complexe.
— Les Consus, dit Tagore.
— Les Consus, en effet, acquiesça Crick. Ces salauds ont su domestiquer une naine blanche. Il n’est pas insensé de présumer qu’ils ont surmonté le problème de la prédiction du saut.
— Mais pourquoi entretiendraient-ils un lien avec les Rraeys ? demanda le lieutenant Dalton, assis presque au bout de la table. La dernière fois qu’ils se sont frottés à nous, c’est quand ils ont eu envie d’un peu d’exercice, et nous sommes bien plus avancés technologiquement que les Rraeys.
— Nous partons du principe que les Consus ne sont pas motivés comme nous par la technologie, dit Jane. La nôtre est à leurs yeux sans valeur, comme les secrets de la machine à vapeur le seraient pour nous. Nous pensons que d’autres facteurs les motivent.
— La religion, déclarai-je. (Tous les regards se portèrent sur moi et je me sentis tout à coup comme un enfant de chœur qui vient de péter pendant la messe.) À vrai dire, lorsque ma compagnie a affronté les Consus, ils ont commencé par une prière consacrant la bataille. J’ai dit alors à un ami qu’à mon avis les Consus pensaient baptiser la planète par leur combat. (Davantage de regards.) Bien sûr, j’ai pu me tromper.
— Vous ne vous êtes pas trompé, dit Crick. Nous avons eu des débats dans les FDC sur la raison pour laquelle ils se livraient au combat, puisqu’il est clair qu’avec leur technologie ils sont capables sans réfléchir à deux fois de rayer de la région n’importe quelle autre culture voyageant dans l’espace. L’idée prévalente est qu’ils le font pour se distraire, comme nous jouons au base-ball ou au foot.
— Nous, on ne joue jamais au foot ni au base-ball, rappela Tagore.
— Les autres humains, si, espèce de benêt, répondit Crick avec un sourire. (Il reprit son sérieux.) Toutefois, une minorité non négligeable de services du renseignement des FDC affirment que leurs combats ont une signification rituelle, comme le lieutenant Perry vient de le suggérer. Les Rraeys ne sont peut-être pas en mesure de négocier de la teck avec les Consus sur un pied d’égalité, mais ils ont peut-être autre chose que les Consus convoitent. Ils peuvent leur vendre leurs âmes.
— Mais les Rraeys sont eux-mêmes des fanatiques, répliqua Dalton. C’est d’abord pour cette raison qu’ils ont attaqué Corail.
— Ils possèdent plusieurs colonies, certaines moins désirables que d’autres, dit Jane. Fanatiques ou pas, ils considèrent peut-être qu’échanger une de leurs colonies les moins avantageuses pour Corail est une bonne affaire.
— Pas si bonne que ça pour les Rraeys qui demeurent sur la colonie échangée, souligna Dalton.
— Franchement, demandez-moi si je me soucie de leur sort, dit Crick.
— Les Consus ont donné aux Rraeys la technologie qui les place très en avance sur les autres civilisations dans ce secteur de l’espace, intervint Jung. Même pour les Consus tout-puissants, faire basculer l’équilibre des forces dans cette région aura obligatoirement des répercussions.
— À moins que les Consus n’aient possédé les Rraeys, fis-je remarquer.
— Que voulez-vous dire ? demanda Jung.
— Nous supposons qu’ils ont donné aux Rraeys l’expertise technologique pour créer un système de détection du saut. Mais il est possible qu’ils n’aient fourni qu’une seule machine avec un manuel d’utilisation ou quelque chose dans le genre pour leur permettre de la faire fonctionner. Ainsi, les Rraeys ont obtenu ce qu’ils voulaient, le moyen de défendre Corail contre nous, tandis que les Consus évitent de rompre substantiellement l’équilibre des forces dans la région.
— Jusqu’au jour où les Rraeys découvriront comment ce maudit truc fonctionne, fit remarquer Jung.
— Vu leur niveau technique initial, ça risque de prendre des années, dis-je. Assez longtemps pour leur filer une raclée et leur reprendre cette technologie. Si les Consus la leur ont bel et bien donnée. S’ils ne leur ont fourni qu’une seule machine. S’ils s’intéressent à l’équilibre des forces dans la région. Beaucoup de « si ».
— Et c’est pour trouver la réponse à tous ces « si » que nous allons atterrir au beau milieu des Consus, dit Crick. Nous avons déjà envoyé un drone de saut pour les prévenir de notre arrivée. Nous verrons ce qu’on pourra obtenir d’eux.
— Quelle colonie allons-nous leur offrir ? s’enquit Dalton.
Il était difficile de savoir s’il plaisantait.
— Aucune colonie, répondit Crick. Mais nous avons une chose susceptible de les inciter à nous accorder une audience.
— Quoi donc ? demanda Dalton.
— Lui, fit Crick en me désignant du doigt.
— Lui ? dit Dalton.
— Moi ? dis-je.
— Vous, dit Jane.
— Vous me voyez soudain confus et terrifié.
— Votre solution de tir à deux coups a permis aux FDC d’abattre rapidement des milliers de Consus, intervint Jane. Dans le passé, ils se sont montrés accueillants envers les ambassades de colonies lorsqu’elles incluaient un soldat FDC ayant tué beaucoup de Consus au combat. Puisque c’est votre solution de tir qui a permis d’éliminer à cadence accélérée leurs combattants, leurs morts vous reviennent.
— Vous avez le sang de huit mille quatre cent trente-trois Consus sur les mains, ajouta Crick.
— Formidable !
— C’est bel et bien formidable, dit Crick. Votre présence va nous permettre de franchir la porte.
— Et que va-t-il se passer après que nous aurons franchi la porte ? Imaginez ce que nous infligerions à un Consu qui a tué huit mille d’entre nous.
— Ils ont un autre point de vue là-dessus, dit Jane. Vous devriez être en sécurité.
— Je devrais.
— L’alternative est d’être rayés du ciel dès notre apparition dans l’espace consu, remarqua Crick.
— Je comprends. Je regrette seulement de ne pas disposer de plus de temps pour m’habituer à cette idée.
— Il s’agit d’une situation à évolution rapide, dit Jane d’un ton nonchalant.
Soudain je reçus un message Amicerveau. Fais-moi confiance, disait-il. Je me tournai vers Jane qui me regardait tranquillement. Je fis signe que oui, prévenant que j’avais reçu son message tout en ayant l’air d’approuver sa remarque.