— Que ferons-nous lorsqu’ils auront terminé d’admirer le lieutenant Perry ? demanda Tagore.
— Si tout se déroule comme au cours des rencontres précédentes, nous aurons le droit de leur poser cinq questions, expliqua Jane. Le nombre réel de questions sera déterminé par un tournoi consistant en un combat entre cinq d’entre nous et cinq des leurs. Le Consu se bat à mains nues mais nos combattants seront autorisés à se servir de couteaux pour compenser notre absence de bras-faux. La seule chose qu’il faut bien garder à l’esprit, c’est que, dans les cas précédents où nous avons effectué ce rituel, les Consus que nous affrontions étaient des soldats disgraciés ou des criminels susceptibles de recouvrer leur honneur par ce combat. Inutile d’ajouter qu’ils sont très déterminés. Nous aurons droit à autant de questions que de rencontres gagnées.
— Comment gagne-t-on une rencontre ? demanda Tagore.
— Vous tuez le Consu ou bien il vous tue, répondit Jane.
— Fascinant !
— Autre détail : les Consus sélectionnent nos combattants parmi ceux que nous amenons avec nous. Donc le protocole exige au moins trois fois le nombre de ceux qui seront retenus. Seul le leader de la délégation en est exempté, c’est-à-dire le seul humain considéré comme trop digne pour se battre avec des criminels et des ratés consus.
— Perry, vous serez le leader de la délégation, annonça Crick. Puisque c’est vous qui avez tué huit mille salopards, à leurs yeux, vous êtes le meneur naturel. Vous êtes également l’unique soldat des Forces non conventionnelles et vous ne disposez pas de certaines de nos améliorations en matière de vitesse et de vigueur. Si vous étiez à tout hasard sélectionné, vous risqueriez d’être tué.
— Votre attention me touche, dis-je.
— Rien à voir, rectifia Crick. Si notre principale attraction se faisait démolir par un criminel minable, cela risquerait de compromettre nos chances d’obtenir la coopération des Consus.
— OK. Pendant une seconde, j’ai cru que vous vous adoucissiez.
— Ça ne risque pas, répondit Crick. Bien… Nous avons quarante-trois heures avant d’atteindre la distance de saut. La délégation comprendra quarante membres, y compris les chefs de compagnie et de section. Je choisirai les autres parmi les troupes. Cela signifie que chacun de vous exercera ses soldats au combat corps à corps d’ici notre arrivée. Perry, je vous ai téléchargé les protocoles de la délégation. Étudiez-les sérieusement. Juste après le saut, je vous reverrai afin de vous fournir les questions que nous voulons poser dans l’ordre que nous souhaitons. Si nous sommes bons, nous aurons cinq questions, mais nous devons être prêts s’il faut en poser moins. Messieurs-dames, au travail. Rompez !
Pendant ces quarante-trois heures, Jane apprit qui était Kathy. Elle surgissait à l’improviste, posait des questions, écoutait et disparaissait pour reprendre son travail. C’était une étrange façon de partager une vie.
— Parle-moi d’elle, me demanda-t-elle alors que j’étudiais les protocoles dans un salon à la proue.
— Je l’ai connue quand elle était au CP, dis-je.
Il fallut que je lui explique ce qu’était le CP. Puis je lui narrai mon premier souvenir de Kathy : le partage d’une pâte pour une construction en papier pendant le cours d’arts plastiques que les CP et CE1 avaient en commun. Elle m’avait surpris en train de manger un peu de pâte et m’avait traité de mal élevé. Je lui ai fichu un gnon en retour et elle m’a collé un œil au beurre noir. Elle a été suspendue de cours pendant une journée. Nous ne nous sommes plus reparlé jusqu’au collège.
— Quel âge a-t-on en CP ? demanda Jane.
— Six ans. Le même âge que toi maintenant.
— Parle-moi d’elle, redemanda-t-elle quelques heures plus tard dans un autre endroit.
— Kathy a failli demander le divorce. Nous étions mariés depuis dix ans et j’avais une aventure avec une autre femme. Lorsque Kathy l’a découvert, elle a été furieuse.
— Pourquoi se serait-elle inquiétée que tu aies des rapports sexuels avec une autre femme ?
— Ce n’était pas vraiment à cause du sexe mais parce que je lui avais menti. Selon ses principes, les rapports sexuels avec une autre ne traduisaient qu’une faiblesse hormonale. Elle considérait le mensonge comme un manque de respect, et elle ne voulait pas être mariée à un homme qui ne la respectait pas.
— Pourquoi tu n’as pas divorcé ?
— Malgré mon aventure, je l’aimais et elle m’aimait. Nous avons évacué le problème parce que nous désirions rester ensemble. D’ailleurs, elle a eu aussi une aventure quelques années plus tard. Donc, à mon avis, on pourrait dire que nous sommes quittes. En fait, on s’est mieux entendus par la suite.
— Parle-moi d’elle, me demanda Jane plus tard.
— Kathy faisait des tartes délicieuses. Elle avait une recette de tarte à la rhubarbe et aux fraises qui t’aurait fait tomber à la renverse. Une année, elle a présenté sa tarte à un concours d’une foire d’État. Le gouverneur de l’Ohio était le juge, le premier prix un nouveau four Sears.
— Elle l’a gagné ?
— Non, elle a obtenu le deuxième prix, un bon de cent dollars dans un magasin de literie et de salles de bains. Mais, une semaine plus tard, elle a reçu un coup de fil du bureau du gouverneur. Son assistant lui a expliqué que, pour des raisons politiques, il avait attribué le premier prix à la femme du meilleur ami d’un important donateur mais que, depuis que le gouverneur avait mangé une part de sa tarte, il n’arrêtait plus d’en faire l’éloge. Il lui a demandé la faveur de lui en faire une autre afin qu’il la ferme une bonne fois pour toutes au sujet de cette maudite tarte.
— Parle-moi d’elle, demanda Jane.
— Lorsque j’ai compris que j’étais amoureux d’elle, c’était en avant-dernière année de lycée. Le lycée allait jouer Roméo et Juliette, et elle avait été choisie pour le rôle de Juliette. J’étais l’assistant du metteur en scène, boulot qui consistait surtout à monter les décors et à apporter du café à madame Amos, la prof qui dirigeait le spectacle. Mais, quand Kathy a commencé de buter sur son texte, madame Amos m’a chargé de le lui faire réviser. Donc, pendant deux semaines, après les répétitions, j’allais chez elle pour la faire travailler, même si nous passions presque tout notre temps à discuter à bâtons rompus comme des ados. Tout ça restait très innocent à ce moment-là. Puis la dernière répétition en costumes est arrivée et j’ai entendu Kathy réciter tout son texte à Jeff Greene qui tenait le rôle de Roméo. Et j’ai été jaloux. C’est à moi qu’elle était censée dire toutes ces paroles.
— Et qu’est-ce que tu as fait ?
— J’ai broyé du noir tout le temps du spectacle, des quatre représentations entre le vendredi soir et le dimanche après-midi, et j’ai évité Kathy autant que possible. Puis, à la soirée offerte aux comédiens le dimanche soir, Judy Jones, qui avait tenu le rôle de la nourrice de Juliette, est venue me voir et m’a prévenu que Kathy était assise à la cafétéria du quai de chargement et qu’elle versait toutes les larmes de son corps. Elle pensait que je la détestais parce que je l’ignorais depuis quatre jours et qu’elle ne savait pas pourquoi. Judy a ajouté que, si je n’allais pas la retrouver pour lui dire que je l’aimais, elle dénicherait une pelle et me frapperait avec jusqu’à ce que mort s’ensuive.
— Comment savait-elle que tu étais amoureux ? demanda Jane.
— Quand tu es ado et amoureux, tout le monde s’en aperçoit sauf toi et celui ou celle que tu aimes. Ne me demande pas pourquoi. C’est comme ça que ça marche. Alors je suis allé sur le quai de chargement et j’ai vu Kathy assise au bord du quai, toute seule, les pieds dans le vide. C’était la pleine lune et la lumière tombait sur son visage. Je ne crois pas l’avoir jamais trouvée aussi belle que ce soir-là. Mon cœur explosait parce que j’ai su, j’ai vraiment su, que je l’aimais tellement que jamais je ne pourrais lui dire à quel point je la désirais.