— Qu’est-ce que tu as fait ?
— J’ai triché. Tout en m’avançant vers elle, je lui ai récité la plus grande partie de la scène II de l’acte II de Roméo et Juliette. « Mais doucement ! Quelle lumière jaillit par cette fenêtre ? Voilà l’Orient et Juliette est le soleil ! Lève-toi, belle aurore…» et caetera. J’avais appris le texte avec elle. Seulement, cette fois-ci, je l’ai déclamé sincèrement. Et, après ma tirade, je me suis approché d’elle et l’ai embrassée pour la première fois. Elle avait quinze ans et moi seize, et j’ai su que j’allais l’épouser et passer ma vie avec elle.
— Raconte-moi comment elle est morte, demanda Jane juste avant le saut dans l’espace consu.
— Elle préparait des gaufres un dimanche matin et elle a eu une attaque au moment où elle cherchait la vanille. J’étais dans le salon à ce moment-là. Je me rappelle qu’elle a demandé où elle avait rangé la vanille, et, une seconde plus tard, j’ai entendu un choc et un bruit de chute. J’ai accouru dans la cuisine. Elle était allongée par terre, tremblante et saignant de la tête là où elle s’était cognée contre le rebord du plan de travail. J’ai appelé les urgences tout en la tenant. J’ai essayé d’arrêter l’hémorragie et je lui ai dit que je l’aimais, et j’ai continué de le lui dire jusqu’à l’arrivée des infirmiers. Ils m’ont écarté d’elle mais autorisé à lui tenir la main lors du transport en ambulance jusqu’à l’hôpital. Je lui tenais la main quand elle est morte, dans l’ambulance. J’ai vu la lumière s’éteindre dans ses yeux, mais je n’ai pas cessé de lui répéter combien je l’aimais jusqu’à ce qu’ils me séparent d’elle à l’hôpital.
— Pourquoi tu as fait ça ?
— J’avais besoin de garder la certitude que la dernière chose qu’elle entendrait, ce serait moi en train de lui affirmer mon amour.
— C’est comment de perdre quelqu’un qu’on aime ?
— Tu meurs toi aussi. Et tu attends que ton corps en fasse autant.
— C’est ce que tu fais maintenant ? Je veux dire, tu attends que ton corps en fasse autant ?
— Non, c’est terminé. Tu finis par revivre. Mais une vie différente, c’est tout.
— Donc tu en es à ta troisième vie, avança Jane.
— Je crois, oui.
— Et cette vie, elle te plaît ?
— Elle me plaît. J’aime bien les gens avec qui je la partage.
Par la fenêtre, les étoiles adoptèrent une nouvelle configuration. Nous étions entrés dans l’espace cousu. Nous sommes restés tranquillement assis, fondus dans le silence du vaisseau.
Quatre
— Vous pouvez me désigner par le titre d’ambassadeur, aussi indigne que je sois de le porter, déclara le Consu. Je suis un criminel qui s’est déshonoré lors de la bataille sur Pahnshu et, en conséquence, je suis obligé de m’adresser à vous dans votre langue. Par suite de cette infamie, je désire avec ardeur la mort et un juste châtiment avant ma renaissance. Mon espoir est qu’en raison de ces procédures je serai considéré comme un tant soit peu moins indigne et ainsi libéré par la mort. C’est pourquoi je consens à me souiller en m’adressant à vous.
— Nous sommes tout aussi ravis de vous rencontrer, dis-je.
Nous nous tenions au centre du dôme de la taille d’un terrain de foot que les Consus avaient bâti moins d’une heure auparavant. Bien sûr, nous autres humains n’étions pas autorisés à poser le pied sur un sol consu ni nulle part où les Consus risquaient de poser le leur. À notre arrivée, des machines automatiques avaient érigé le dôme dans une région de l’espace consu placée depuis longtemps en quarantaine et destinée à recevoir les visiteurs malvenus comme nous. Sitôt les négociations terminées, le dôme imploserait et serait expédié vers le trou noir le plus proche afin qu’aucun de ses atomes ne vienne contaminer de nouveau cet univers. J’estimais que cette dernière précaution était exagérée.
— Nous avons appris que vous désiriez poser certaines questions concernant les Rraeys, déclara l’ambassadeur, et que vous souhaitiez invoquer nos rites afin d’obtenir l’honneur de nous formuler ces questions.
— Tout à fait, dis-je.
À quinze pas derrière moi, trente-neuf soldats des Forces spéciales se tenaient au garde-à-vous, tous en tenue de combat. Nos renseignements nous avaient indiqué que les Consus ne considéreraient pas cette rencontre comme une réunion entre égaux. Inutile donc de se confondre en salamalecs diplomatiques. Dans la mesure où n’importe lequel des nôtres risquait d’être sélectionné pour se battre, il valait mieux qu’ils soient tous parés au combat. J’avais soigné un peu ma tenue par obligation. Si je voulais faire semblant d’être le chef de cette petite délégation, alors, par Dieu, je devais au moins avoir la tête de l’emploi.
À égale distance derrière l’ambassadeur, il y avait cinq autres Consus, tous armés de deux longs couteaux à l’air redoutable. Inutile de s’interroger sur la raison de leur présence.
— Mon grand peuple reconnaît que vous avez requis correctement nos rites et que vous vous êtes présentés selon nos exigences, dit-il. Pourtant, nous aurions rejeté votre requête comme indigne si vous n’aviez pas également amené celui qui a si honorablement envoyé nos guerriers dans le cycle de la renaissance. Est-ce vous ?
— Lui-même, dis-je.
Il marqua une pause et parut me considérer.
— Étrange qu’un grand guerrier se montre ainsi.
— C’est aussi mon impression, dis-je.
Nos renseignements nous avaient appris qu’une fois la requête acceptée les Consus l’honoreraient quel que soit notre comportement au cours des négociations, du moment que nous nous battions selon les règles consacrées. Aussi appréciai-je de pouvoir me montrer un peu désinvolte. En fait, nous pensions que les Consus nous préféraient ainsi. Cela leur permettait de consolider leur sentiment de supériorité. Tout était bon.
— Cinq criminels ont été sélectionnés pour affronter vos soldats, poursuivit l’ambassadeur. Comme certains attributs physiques des Consus font défaut aux humains, nous fournirons à vos combattants des couteaux qu’ils utiliseront à leur convenance. Nos participants les ont avec eux et, en les donnant à l’un de vos soldats, ils choisiront celui avec qui ils se battront.
— Entendu, dis-je.
— Si votre soldat survit, il pourra garder les couteaux comme trophée de sa victoire, ajouta l’ambassadeur.
— Merci.
— Nous ne souhaitons pas les récupérer. Ils seraient souillés.
— Pigé.
— Nous répondrons après le tournoi aux questions que vous aurez gagnées. Nous allons maintenant sélectionner les adversaires.
L’ambassadeur lâcha un cri à même de desceller les pavés d’une rue et les cinq Consus placés derrière lui s’avancèrent, le dépassèrent et s’approchèrent de nos soldats, couteaux tirés. Aucun ne sourcilla. Telle est la discipline.
Les Consus ne mirent pas longtemps à faire leur choix. Ils s’étaient avancés en ligne droite et tendirent le couteau à ceux qui se trouvaient juste devant eux. À leurs yeux, on se valait tous. Deux couteaux furent offerts au caporal Mendel avec qui j’avais déjeuné, aux soldats Joe Goodail et Jennifer Aquinas, au sergent Fred Hawking et enfin au lieutenant Jane Sagan. Sans prononcer un mot, chacun accepta ses couteaux. Le dernier Consu regagna sa place derrière l’ambassadeur tandis que le reste de nos soldats s’éloignait de quelques pas de ceux qui avaient été sélectionnés.