Ma rotation personnelle me fit pivoter juste à temps pour voir l’Épervier exploser sous quatre impacts. Les boules de feu qui surgirent du flanc opposé du vaisseau par rapport à ma position découpèrent sa silhouette dans les flammes. Pas de bruit, pas de chaleur en raison du vide qui m’en séparait, mais les affreuses boules de feu orange et jaune compensaient largement l’absence d’autres manifestations. Par miracle, quand je pivotai, je vis l’Épervier tirer des missiles qui filèrent vers un ennemi dont je ne pouvais déterminer la position. Quelqu’un était donc encore à bord lorsqu’il avait été touché. Je tournai, encore une fois à temps pour le voir se scinder en deux quand une autre volée de missiles l’atteignit. Celui qui se trouvait dans le vaisseau allait y mourir. J’espérai que nos missiles feraient mouche.
Je tombais seul vers Corail. D’autres soldats se trouvaient peut-être tout près de moi, mais il était impossible de le savoir. Nos combinaisons étaient opaques et nous avions reçu l’ordre de maintenir le silence Amicerveau jusqu’à l’entrée dans la haute atmosphère. Sauf si j’entrevoyais une masse sombre occulter une étoile, je ne saurais pas si d’autres m’accompagnaient. Rester invisible est efficace quand l’objectif est l’assaut d’une planète, surtout lorsque l’ennemi risque de vous attendre d’en haut. Je continuais de tomber et observais la planète Corail qui avalait inexorablement les étoiles à sa périphérie croissante.
Mon Amicerveau retentit. Il était temps de mettre en place le bouclier. Je signalai mon assentiment, et d’un sac dans mon dos s’écoula un flot de nanorobots. Un cyberfilet électromagnétique se tissa autour de moi, m’enfermant dans un globe d’un noir mat et me coupant de toute lumière. Cette fois, je tombais réellement dans les ténèbres. Je remerciai Dieu de ne pas être claustrophobe. Sans quoi, je serais devenu marteau.
Le bouclier était la clé de l’insertion en orbite haute. Il protégeait le soldat de deux façons contre la chaleur à vous carboniser générée par l’entrée dans l’atmosphère. Primo, la sphère du bouclier était créée pendant que le soldat tombait encore dans le vide, ce qui atténuait le transfert de chaleur, sauf si le soldat touchait le revêtement du bouclier qui était en contact avec l’atmosphère. Secundo, pour éviter cet inconvénient, le même échafaudage électromagnétique sur lequel les robots construisaient le bouclier coinçait le soldat au centre de la sphère, l’immobilisant totalement. Ce n’était guère confortable, mais la brûlure par des molécules d’air qui s’enfoncent dans votre chair à grande vitesse ne l’est pas non plus.
Les robots absorbaient l’énergie de frottement, en convertissant une partie pour renforcer le filet électromagnétique qui isolait le soldat, puis amortissaient autant que possible le restant de la chaleur. Ils finissaient par brûler et, à ce moment-là, un autre robot traversait le filet pour prendre la place du précédent. Dans l’idéal, on ne devait plus avoir besoin du bouclier avant son épuisement. Le nombre de robots était calibré pour l’atmosphère de Corail, avec un petit surplus. Mais comment s’empêcher d’être nerveux ?
Je sentis des vibrations quand mon bouclier commença de s’insérer laborieusement dans la haute atmosphère de la planète. Amicerveau signala inutilement l’entrée dans une zone de turbulences. Je fus secoué dans ma petite sphère. Malgré le champ isolant qui me retenait, j’oscillais davantage que je ne l’aurais voulu. Lorsque le bord d’une sphère peut transmettre plusieurs milliers de degrés de chaleur directement sur votre chair, le moindre mouvement vers elle, aussi faible soit-il, est angoissant.
À la surface de Corail, quiconque aurait levé les yeux aurait vu des centaines de météores zébrer soudain la nuit. Que les Rraeys pensent qu’il s’agissait certainement des débris du vaisseau humain qu’ils venaient de rayer du ciel étoufferait tout soupçon quant à ces météores. À des centaines de milliers de pieds d’altitude, un soldat qui tombe et un bout de coque qui tombe se ressemblent.
La résistance de l’atmosphère de plus en plus dense ralentit ma sphère. Quelques secondes après que la chaleur eut cessé de m’illuminer, elle s’effondra et j’en jaillis comme un poussin projeté au lance-pierre hors de sa coquille. La vue n’était plus un mur noir uniforme de robots mais un monde plongé dans les ténèbres, éclairé de loin en loin par des algues bioluminescentes qui découpaient les courbes langoureuses des récifs coralliens, ainsi que par les lumières plus crues des campements rraeys et des anciens établissements humains. Nous nous dirigions vers ce deuxième ensemble de lumières.
Discipline Amicerveau en route. (Message du commandant Crick. Je fus surpris. J’avais cru qu’il avait sombré avec l’Épervier.) Chefs de compagnie, identification. Soldats, alignement sur vos chefs de compagnie.
À quelques kilomètres à l’ouest de ma position et plusieurs centaines de mètres au-dessus, Jane s’illumina soudain. Elle ne s’était pas peinte en fluo. C’eût été la meilleure façon de se faire abattre par les forces au sol. Mais Amicerveau me communiquait ainsi sa position. Autour de moi, à proximité ou au loin, d’autres soldats se mirent à briller. Les collègues de ma nouvelle compagnie se signalaient aussi. En nous tortillant, nous commençâmes de dériver ensemble. Ce faisant, une grille topologique se superposa à la surface de Corail, sur laquelle brillaient plusieurs points formant un amas serré : la station de repérage et ses environs immédiats.
Jane se mit à bombarder ses soldats d’informations. Dès que j’avais rejoint sa compagnie, les soldats des Forces spéciales avaient renoncé à la courtoisie de me parler, reprenant leur méthode habituelle d’échange par Amicerveau. Si j’allais me battre avec eux, ils estimaient que je devais le faire selon leurs règles. Les communications des trois derniers jours s’étaient réduites pour moi à un brouhaha confus. Lorsque Jane m’avait dit que les vrais-nés communiquaient plus lentement, c’était un euphémisme. Les Forces spéciales échangeaient des messages plus vite que je ne clignais des paupières. Conversations et débats se déroulaient à un train m’empêchant de saisir les dix premiers mots. Plus déboussolant encore, les Forces spéciales ne limitaient pas leurs transmissions à des messages textes ou verbaux. Elles utilisaient la capacité d’Amicerveau à transmettre les informations affectives pour envoyer des bouffées d’émotion et s’en servir comme un écrivain de la ponctuation. Si l’un émettait une blague, tous ceux qui l’entendaient transmettaient leur rire par Amicerveau. On aurait cru que de petits plombs de pistolet de foire s’enfonçaient dans votre crâne. Ça me donnait mal à la tête.
Toutefois, c’était vraiment une façon efficace de « parler ». Jane exposa la mission, les objectifs et la tactique de notre compagnie en dix fois moins de temps qu’un commandant des FDC conventionnelles à un briefing. C’est un grand avantage si ce briefing se déroule quand tous les intéressés tombent vers la surface à une vitesse à se rompre le cou.
Aussi stupéfiant que ce fût, je réussis à suivre le briefing presque aussi vite que Jane le débitait. Le secret, découvris-je, est de cesser de lutter ou de vouloir organiser les informations comme j’en avais l’habitude, par tranches de paroles. Il suffit d’accepter de boire à un tuyau d’incendie, la bouche grande ouverte. Mes réponses limitées facilitaient les choses.