Au sommet soufflait un vent dangereux et il y avait un paquet de la taille d’une voiture d’antennes et d’instruments. Je le scannai par Amicerveau, qui compara l’image visuelle avec sa bibliothèque de la technologie rraey. Du rraey à cent pour cent. Les informations transmises par satellite étaient traitées dans le centre de commandement. J’espérais que les nôtres réussiraient à s’en emparer sans détruire accidentellement le matériel.
J’envoyai l’information à Jane. Elle me prévint que plus vite je redescendrais, plus j’aurais de chances de ne pas être écrasé par les débris. Inutile qu’elle insiste. Comme je descendais, des roquettes furent lancées droit au-dessus de ma tête, directement contre le tas d’instruments au sommet. La force des détonations cassa les câbles stabilisateurs. Leur odeur métallique piquante promettait une électrocution à quiconque se trouvait sur leur chemin. Toute la tour oscillait. Jane lança l’ordre de tirer sur sa base. Les roquettes transpercèrent les poutres métalliques. La tour se tordit et s’effondra dans un grondement.
Le bruit des combats s’était tu dans le secteur du centre de commandement et des acclamations sporadiques retentissaient. Il ne restait plus un seul Rraey. J’avais demandé à Fumier d’enclencher mon chronomètre interne. Cela ne faisait pas tout à fait quatre-vingt-dix minutes que nous avions sauté de l’Épervier.
— Ils ignoraient notre arrivée, dis-je à Jane, soudain surpris par le son de ma propre voix.
Elle me regarda, acquiesça puis contempla la tour.
— En effet. C’était la bonne nouvelle. La mauvaise est que, maintenant, ils savent que nous sommes ici. On a franchi le plus facile. Le plus dur est à venir.
Elle pivota et se mit à lancer à toute allure des ordres à sa compagnie. Nous attendions une contre-attaque. Massive, avec ça.
— As-tu envie de redevenir humain ? me demanda Jane. C’était la veille au soir de notre atterrissage. Nous grignotions dans le mess.
— Encore ? dis-je en souriant.
— Tu sais bien ce que je veux dire. Retourner dans un vrai corps humain. Sans additifs artificiels.
— Bien sûr. Il me reste huit ans et quelque. Si je suis encore en vie, je me retirerai et partirai coloniser.
— Ça implique de redevenir faible et lent, fit-elle remarquer avec le tact habituel des Forces spéciales.
— Ce n’est pas si grave. Et il y a des compensations. Les enfants, par exemple. Ou la possibilité de rencontrer des gens sans devoir les tuer parce que ce sont les ennemis aliens des colonies.
— Tu redeviendras vieux et tu mourras.
— Certes. C’est le sort des humains. Ça (je levai un bras vert), ce n’est pas habituel, tu sais. Et tant que la teinture tient, j’ai bien plus de chances de mourir durant chaque année au sein des FDC que si j’étais colon. À comparer les taux de mortalité, le statut de colon non modifié reste un meilleur moyen de survivre.
— Tu n’es pas encore mort.
— Les autres ont tendance à veiller sur moi, dis-je. Et toi ? Des plans de retraite et de colonisation ?
— Les Forces spéciales ne quittent pas l’armée, dit Jane.
— Tu veux dire que vous n’en avez pas le droit ?
— Si, on en a le droit. La durée de notre service est de dix ans, comme le vôtre, mais sans possibilité de réduction. Nous ne nous retirons pas, c’est tout.
— Pourquoi ?
— Nous n’avons aucune autre expérience que la guerre. On naît, on se bat, voilà ce qu’on fait. On est doués pour ça.
— Vous n’avez jamais envie d’arrêter d’aller au combat ?
— Pourquoi ?
— Eh bien, d’abord, ça réduit considérablement les risques de mort violente. Ensuite, ça donne une chance de vivre cette vie dont les Forces spéciales rêvent. Tu sais, le passé que vous vous inventez. Nous autres, les FDC ordinaires, nous avons connu cette existence avant d’entrer dans l’armée. Vous pourriez la connaître après.
— Je ne saurais pas quoi faire de ma peau.
— Bienvenue dans l’espèce humaine, fis-je. Alors, dis-tu, aucun soldat des Forces spéciales ne quitte le service ? Jamais ?
— J’en ai connu, admit Jane. Mais deux seulement.
— Que leur est-il arrivé ? Où sont-ils allés ?
— Je ne sais pas trop, répondit-elle vaguement. Demain, je veux que tu restes avec moi, ajouta-t-elle en changeant de sujet.
— Je comprends.
— Tu es encore trop lent. Je ne veux pas que tu te mêles à mes gens.
— Merci.
— Désolée. Je me rends compte que ce n’était pas délicat. Mais tu as conduit des soldats. Tu sais ce qui me préoccupe. Je suis prête à assumer les risques de ta présence à mes côtés. Je ne veux pas les imposer aux autres.
— Je sais. Je ne suis pas offensé. Et ne t’inquiète pas. Je serai à la hauteur. J’ai l’intention de me retirer, tu sais. Pour ça, je dois rester en vie encore un peu plus longtemps.
— C’est un bon point que tu gardes des motivations, observa Jane.
— Je suis d’accord. Tu devrais songer, toi aussi, à te retirer. Comme tu viens de le dire, c’est un bon point d’avoir une motivation pour rester en vie.
— Je ne veux pas mourir. C’est une motivation suffisante.
— Eh bien, si tu changes d’avis, je t’enverrai une carte postale de là où je me serai retiré. Viens m’y rejoindre. Nous pourrons vivre des produits d’une ferme. Élever des poules. Faire pousser du blé.
Jane renifla.
— Tu n’es pas sérieux.
— Mais si, dis-je en prenant conscience que c’était vrai.
Jane garda le silence puis déclara :
— Je n’aime pas le travail de la terre.
— Comment tu le sais ? Tu ne l’as jamais fait.
— Kathy aimait ça ?
— Pas du tout. Elle acceptait tout juste d’entretenir le jardin.
— Alors tu vois. Les précédents me donnent raison.
— Réfléchis-y tout de même un peu.
— Peut-être, dit Jane.
Où diable ai-je rangé cette cartouche de munitions ? (Message de Jane.)
Les roquettes nous assaillirent aussitôt. Je me jetai à terre au moment où des éclats de l’affleurement rocheux sur lequel elle avait pris position tombaient en pluie autour de moi. Levant les yeux, je vis la main de Jane qui se tordait. J’allais la rejoindre quand de nouvelles salves m’en empêchèrent. Je pivotai d’un bloc et regagnai le rocher derrière lequel je m’étais posté.
J’observai l’escouade de Rraeys qui nous avait visés dans notre angle mort. Deux d’entre eux escaladaient lentement la colline vers nous, tandis qu’un troisième aidait le dernier à charger une roquette. Je n’avais aucun doute contre quoi elle serait tirée. Je lançai une grenade vers les deux Rraeys qui approchaient et les entendis se mettre à couvert à toute vitesse. Je les ignorai et tirai sur celui à la roquette. Il tomba dans un bruit sourd et lança sa roquette dans un dernier sursaut. L’explosion brilla le visage de son compagnon, qui hurla en battant des bras et serrant son bandeau oculaire. Je visai la tête. La roquette s’éloigna en décrivant un arc. Je ne me donnai pas la peine d’apprendre où elle atterrirait.
Les deux Rraeys qui s’étaient avancés vers moi reprirent leur escalade. Je leur lançai une autre grenade pour les occuper et me dirigeai vers Jane. La grenade atterrit droit devant les pieds de l’un et finit par les arracher. Le second plongea. Je lançai une troisième grenade. Il ne fut pas assez rapide pour l’éviter.