Le centre de commandement trembla. J’évacuai le système de repérage de mes pensées et posai doucement Jane sur un lit puis j’allai chercher la chambre de stase. Je la trouvai dans une pièce adjacente. Elle ressemblait à un fauteuil roulant encastré dans un demi-cylindre en plastique. Je découvris deux sources d’alimentation portables sur l’étagère à côté. J’en branchai une dans la chambre et lus le panneau de diagnostic. Deux heures d’énergie. Je pris l’autre aussi. Deux précautions valent mieux qu’une.
Je poussais la chambre de stase vers Jane quand un autre obus frappa, ébranlant tout le centre et coupant l’électricité. Je fus bousculé par l’impact, glissai sur un cadavre rraey et me cognai la tête contre le mur en tombant. Un éclair palpita derrière mes yeux, suivi d’une douleur intense. Je poussai un juron en me redressant et sentis un petit filet de Sangmalin couler d’une éraflure au front.
Les lumières clignotèrent pendant quelques secondes et, dans les brefs intervalles, Jane me transmit une bouffée d’information émotionnelle si intense que je dus me retenir au mur pour ne pas retomber. Jane était consciente. Consciente, et, pendant ces quelques secondes, je vis ce qu’elle croyait voir. Quelqu’un d’autre se trouvait avec elle, son portrait tout craché. Cette femme lui caressait les joues tout en lui souriant. Un clignotement, un autre, elle ressemblait à mon souvenir la dernière fois que je l’avais vue. La lumière clignota de nouveau, se rétablit, et les hallucinations disparurent.
Jane s’agita. Je me penchai vers elle. Ses yeux étaient ouverts et regardaient droit dans les miens. J’accédai à son Amicerveau. Elle était encore consciente mais tout juste.
— Hé, murmurai-je en lui prenant la main. Jane, tu as été blessée. Tout va bien maintenant. Mais je dois te placer dans la chambre de stase jusqu’à ce qu’on te trouve de l’aide. Tu m’as sauvé la vie une fois, tu te souviens ? Ça nous laissera quittes. Tiens bon. D’accord ?
Elle me serra la main faiblement, comme pour attirer mon attention.
— Je l’ai vue, dit-elle dans un souffle. J’ai vu Kathy. Elle m’a parlé.
— Qu’est-ce qu’elle a dit ?
— Elle a dit… (Jane sombra un peu avant de se recentrer sur moi.) Elle a dit que je ferais mieux de partir cultiver la terre avec toi.
— Et qu’est-ce que tu as répondu ?
— J’ai répondu d’accord.
— D’accord.
— D’accord, répéta-t-elle en perdant de nouveau conscience.
Le circuit de son Amicerveau montrait une activité cérébrale irrégulière. Je la soulevai et l’installai le plus doucement possible dans la chambre de stase. Je l’embrassai puis allumai la chambre. Elle se scella et bourdonna. Les témoins marquèrent un ralentissement maximum de l’activité neurale et physiologique. Jane était prête pour le transport. Surveillant les roues pour naviguer autour du Rraey mort sur lequel j’avais trébuché un peu plus tôt, je remarquai le module de mémoire qui pointait de sa poche abdominale.
Le centre de commandement trembla de nouveau. Tout en sachant que c’était sans doute une erreur, je pris le module de mémoire, la broche d’accès et l’y insérai. Le moniteur s’alluma et afficha une liste de fichiers en écriture rraey. J’ouvris l’un des fichiers et un schéma apparut. Je le refermai pour en ouvrir un autre. Encore des schémas. Je retournai à la liste originale et cherchai dans l’interface graphique s’il n’y avait pas un menu général. Si. J’y accédai et demandai à Fumier de traduire ce qui apparaissait à l’écran.
Un manuel d’utilisation du système de repérage consu. Schémas, instructions de fonctionnement, montages techniques, procédures de dépannage. Tout y était. Ce manuel était le butin le plus précieux après le système lui-même.
L’obus suivant ébranla violemment le centre de commandement, me fit tomber sur les fesses et projeta des éclats dans toute l’infirmerie. Un bout de métal troua l’écran que je regardais ; un autre creusa un trou dans le système de repérage lui-même. L’appareil cessa de bourdonner et produisit des crachotements. Je récupérai le module de mémoire, débranchai la broche, saisis les poignées de la chambre de stase et filai en courant. J’avais à peine franchi une distance acceptable quand un dernier obus tomba dans le centre, qui s’effondra.
Devant nous, les Rraeys battaient en retraite. La station de repérage devenait le cadet de leurs soucis. Dans le ciel, des dizaines de points obscurs annonçaient l’arrivée de navettes pleines de soldats des FDC brûlant d’envie de reprendre la planète. J’étais heureux de leur laisser cette tâche. Je voulais quitter ce rocher le plus vite possible.
Non loin de là, le commandant Crick conférait avec plusieurs membres de son état-major. Il me fit signe d’approcher. Je poussai Jane vers lui. Il baissa les yeux sur elle puis les leva sur moi.
— On m’a dit que vous aviez franchi un kilomètre en courant avec Sagan sur votre dos, puis que vous êtes entré dans le centre de commandement quand les Rraeys se sont mis à le bombarder d’obus. Il me semble me souvenir que c’est vous qui nous avez traités de fous.
— Je ne suis pas fou, mon commandant. J’ai un sens finement calibré du risque acceptable.
— Comment va-t-elle ? demanda Crick en désignant Jane d’un signe de tête.
— Stable. Mais elle a une très grave blessure à la tête. On doit l’emmener dans un poste médical dès que possible. Il désigna une navette en train d’atterrir.
— C’est le premier transport. Montez-y tous les deux.
— Merci, mon commandant.
— Merci à vous, Perry. Sagan est l’un de mes meilleurs officiers. Je vous suis reconnaissant de l’avoir sauvée. Mais si vous aviez réussi à sauver aussi le système de repérage, ce serait la meilleure nouvelle de la journée. Tout ce boulot pour défendre cette maudite station n’aura servi à rien.
— À ce propos, mon commandant, dis-je en brandissant le module de mémoire, je crois avoir là quelque chose qui vous intéressera.
Crick observa le module puis me regarda en se rembrunissant.
— Personne n’apprécie ceux qui en font trop, capitaine, dit-il.
— En effet, mon commandant, même si c’est « lieutenant ».
— Nous arrangerons ça.
Jane prit la première navette. Je fus retardé un certain temps.
Six
On m’a promu capitaine. Je n’ai jamais revu Jane.
La plus éprouvante fut la première de ces deux occurrences. Porter Jane sur mon dos à travers un champ de bataille de plusieurs centaines de mètres pour la mettre en sécurité, puis l’installer dans une chambre de stase sous les bombardements aurait suffi à m’obtenir un éloge dans le rapport officiel de l’affrontement. Rapporter en prime les schémas techniques du système de repérage consu était, comme le commandant Crick l’avait laissé entendre, faire preuve d’un léger excès de zèle. Mais qu’y faire ? Je reçus deux nouvelles médailles pour la seconde bataille de Corail et par-dessus le marché une promotion. Si quelqu’un a remarqué que j’étais passé de caporal à capitaine en moins d’un mois, il n’en a rien dit. Ma foi, moi non plus. En tout cas, on me paya des verres pendant plusieurs mois. Bien sûr, lorsque vous êtes dans les FDC, toutes les boissons sont gratuites. Mais c’est l’intention qui compte.
Le manuel technique consu fut transporté directement à la Recherche militaire. Harry m’apprit plus tard que le feuilleter donnait l’impression de lire le cahier de brouillon de Dieu. Les Rraeys savaient utiliser l’appareil mais n’avaient aucune idée de son fonctionnement ; même avec les explications complètes, il était peu probable qu’ils soient capables d’en assembler un autre. Ils ne possédaient pas la capacité industrielle pour le faire. Nous le savions parce que nous non plus ne l’avions pas. La théorie sur laquelle reposait le dispositif ouvrait de nouvelles branches de la physique et obligeait les colonies à reconsidérer leur technologie de propulsion de saut.