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— La main d'Estelle! s'écria Mme Lacombe en se laissant tomber dans un fauteuil.

— Si vous voulez bien me l'accorder, ajouta le jeune homme, et si Mlle Estelle ne… Excusez le manque de formes de ma demande, ce sont les circonstances… le chagrin de Mlle Estelle m'a tout à fait troublé. Je vous en prie, Estelle, ne me découragez pas…

Monsieur, fit Mme Lacombe avec dignité, je ferai part de votre demande si honorable pour nous à mon mari, et M. Lacombe vous fera connaître sa réponse; quant à moi, je ne puis que vous dire que mon vote vous est acquis… et il compte!»

On voit, à cette brusque demande en mariage, que Georges Lorris était un homme de décision rapide. Il ne ressentait, une heure auparavant, aucune velléité matrimoniale précise. Il trouvait depuis quelque temps un vrai plaisir à ces entrevues téléphonoscopiques avec la jeune étudiante, sans chercher à se rendre compte des sentiments qui lui en faisaient trouver l'habitude si douce. La vue des larmes d'Estelle lui avait subitement révélé l'état de son coeur, et, sans hésiter, il avait pris la résolution de lier sa vie à la sienne. Il avait vingt-sept ans, il était libre de ses actes et il était plus que suffisamment riche pour deux.

Il ne se dissimulait pas que des difficultés pouvaient se présenter du côté de sa famille à lui. Son père avait d'autres idées. Précisément, le jour de la tournade, Philox Lorris lui avait développé son plan matrimoniaclass="underline" trouver une doctoresse pourvue des plus hauts diplômes, une vraie cervelle scientifique, une femme sérieuse et assez mûre pour avoir la tête débarrassée de tout vestige d'idée futile… Georges frissonnait en se rappelant les expressions de Philox Lorris. Brr…! Rien que cette menace suffisait pour le décider à brusquer la situation.

Le soir, lorsque M. Lacombe rentra pour le dîner, Georges Lorris, arrivé par le tube pneumatique d'Interlaken, débarqua d'aérocab à Lauterbrunnen-Station presque en même temps que lui. Mme Lacombe avait à peine eu le temps de prévenir son mari.

Mlle LA DOCTORESSE BARDOZ.

«Mon ami, la journée est solennelle! avait-elle dit à son mari, en prenant sa figure des grands jours; tu ne sais pas ce qui arrive à Estelle? Prépare-toi à entendre quelque chose de grave… Ne cherche pas à deviner… Prépare-toi seulement…

— Je m'en doute, répondit M. Lacombe. J'ai demandé la communication pour savoir le résultat de son examen, et vous ne m'avez pas répondu… Elle est refusée, parbleu, encore refusée!

— Il s'agit bien de ces vétilles! fit Mme Lacombe avec un superbe haussement d'épaules. Dieu merci, elle ne sera pas ingénieure; non, elle ne le sera pas! Voilà: on nous demande notre fille en mariage; moi, j'ai dit oui, et, quand j'ai dit oui, j'espère que M. Lacombe ne dira pas non!

— Mais qui?

LA SERVANTE GRETTLY.

— Mon gendre, dit Mme Lacombe avec emphase, s'appelle M. Georges Lorris, fils unique de l'illustre Philox Lorris!»

M. Lacombe, à ce nom, se laissa tomber sur une chaise. C'était le coup de théâtre que méditait Mme Lacombe. Contente de l'effet produit, elle s'assit en face de son mari.

«Oui, M. Georges Lorris adore notre fille, je m'en doutais, vois-tu, et Estelle l'aime aussi.

GRAND CHOIX D'AIEUX. QUELLE INFLUENCE ATAVIQUE VA DOMINER?

— Tu rêves! Le fils de Philox Lorris! Songe à la distance qui existe entre nous et le grand Philox Lorris!.. entre notre situation modeste, et…

— Modeste, j'en conviens, mais à qui la faute, monsieur?

«Et puis assez de Philox, le grand Philox, l'illustre Philox, l'immense et vertigineux Philox, ce n'est pas lui qu'Estelle épouse!.. C'est un jeune homme moins immense, mais plus aimable.

GEORGES REMONTA EN AÉROCAB VERS ONZE HEURES.

— Mais la dot? lui as-tu dit qu'Estelle…

— Une dot! Nous nous occupons bien de ces misères… Quel bourgeois tu fais!»

L'arrivée de Georges Lorris interrompit l'entretien. Il n'était jamais venu à Lauterbrunnen-Station. Jusqu'à présent, le jeune homme avait communiqué avec le chalet Lacombe uniquement par Télé. Il était un peu ému, il allait se trouver réellement en présence d'Estelle. Qu'allait-elle dire? Il lui venait des craintes; si, par malheur, elle n'avait pas le coeur libre, si elle allait le repousser!

Il fut bientôt rassuré. L'accueil de Mme Lacombe lui montra que tout allait bien, et lorsque enfin Estelle parut toute confuse et pâle d'émotion, une douce pression de main fut la réponse à la question muette que posaient les yeux inquiets du jeune homme.

Il passa une soirée charmante au chalet Lacombe, et, quand il remonta en aérocab, vers onze heures, pour regagner le tube d'Interlaken, les larges rayons de lumière électrique du phare éclairant fantastiquement les montagnes, perçant l'obscurité des vallées et faisant étinceler comme des escarboucles les énormes pics, et luire les glaciers ainsi que des coulées de diamants, lui semblaient, comme des promesses d'avenir lumineux, éclairer devant lui une longue existence de bonheur.

Bien entendu, Philox Lorris bondit de colère et d'étonnement, lorsque, le lendemain matin, son fils lui fit part de sa détermination en sollicitant son consentement. Philox eut un violent accès d'éloquence rageuse. Eh quoi! son fils n'attendait pas qu'il lui eût découvert la doctoresse en toutes sciences, la femme scientifique, la fiancée sérieuse et mûre qu'il lui avait promise! Eh quoi! il allait déranger tous ses plans, ruiner toutes ses espérances avec ce sot mariage…

«La sélection! la sélection! Tu méconnais la grande loi de la sélection… Ce n'est pourtant pas d'aujourd'hui que la science a donné raison aux vieilles idées d'autrefois et reconnu que la sélection était la base de toutes les aristocraties… En notre temps de démocratie à outrance, on a tout de même été forcé d'en rabattre et de s'incliner devant la force de la vérité… Mon garçon, les anciennes aristocraties avaient raison de se montrer hostiles à la mésalliance!

«Il a bien fallu le reconnaître, oui, de toute évidence, les races de rudes soldats et de fiers chevaliers des âges révolus, en s'entre-croisant et s'alliant toujours entre elles, fortifiaient les hautes qualités de vaillance qui les distinguaient et légitimaient leur belle fierté, et aussi ces prétentions qu'on leur reproche à la domination sur des sangs moins purs.

«Oui, la décadence a commencé, pour ces vieilles races, le jour où le sang des fiers barons s'est mélangé avec le sang des enrichis, et ce sont les mésalliances réitérées qui ont tué la noblesse! Démonstration scientifique très facile: Prenons un descendant de Roland le paladin, fils de trente générations de superbes chevaliers… Que ce fils des preux épouse une fille de traitant, et voilà soudain cette crème du sang des preux annihilée dans le fruit de cette union, noyée par un afflux de sang très différent!.. Voilà que, par l'atavisme, l'âme d'ancêtres maternels, petits boutiquiers ou gens de finance, braves revendeurs d'épiceries ou maltôtiers concussionnaires, va renaître dans le corps de ce descendant du paladin Roland!.. Que recouvrira maintenant le pennon du paladin?… Allez-y voir! quelque chose de bon peut-être, quelque chose de douteux ou de médiocre! Pauvre Roland, quelle grimace il fera là-haut!.. Vois-tu, on ne saurait trop se préoccuper de ces questions… Il faut toujours songer à ses descendants et ne pas les exposer à loger dans leurs corps des âmes dont on ne voudrait pas pour soi… Nous sommes aujourd'hui, nous autres, une aristocratie, l'aristocratie de la science! Songeons aussi à fonder, par une sélection bien étudiée, une race vraiment supérieure! Je ne veux pas, dans ma famille, de renaissances ancestrales désagréables. Je ne veux pas m'exposer à voir renaître, dans un petit-fils à moi, Philox Lorris, l'âme d'un grand-papa du côté maternel, qui aura été un brave homme peut-être, mais un simple brave homme! Les recherches sur l'atavisme l'ont établi, et la photographie, depuis un siècle, nous a fourni des documents tout à fait probants quant aux ressemblances physiques: l'enfant qui naît reproduit toujours un type familial plus ou moins lointain-absolument et trait pour trait souvent-souvent aussi mélangé de traits divers pris à plusieurs autres types dans l'une ou dans l'autre famille!.. Eh bien! il en est de même pour les qualités intellectuelles: on les tient aussi d'un ancêtre ou de plusieurs… Il y a comme un capital spirituel dans une race, réservoir pour la descendance; la nature puise au hasard dans ce capital pour remplir ce petit crâne qui naît… Elle en met plus ou moins, tant mieux si elle a fait bonne mesure, tant pis si elle a été chiche; c'est au hasard de la fourchette, tant pis si nous n'avons que des rogatons! dans tous les cas, elle ne peut puiser que dans ce capital amassé par les ancêtres et augmenté peu à peu par les générations!..