«C'est donc à nous de bien choisir nos alliances, pour apporter à notre race un supplément de qualités, pour mettre nos descendants à même de puiser dans un capital intellectuel plus considérable… Écoute, tu connais les Bardoz; ce nom représente, du côté du père, trois générations de mathématiciens des plus distingués; du côté de la mère, un astronome et un grand chirurgien, plus un grand-oncle qui avait du génie, puisque c'est lui qui a inventé les tubes électriques pneumatiques remplaçant les chemins de fer de nos ancêtres… Une belle famille, n'est-ce pas? Eh bien! il y a une demoiselle Bardoz, trente-neuf ans, doctoresse en médecine, doctoresse en droit, archi-doctoresse ès sciences sociales, mathématicienne de premier ordre, une des lumières de l'économie politique et en même temps brillante sommité médicale! Je te la destinais. Je voyais en elle la compensation indispensable à ta légèreté…»
RECHERCHES SUR L'ATAVISME.-LUTTE D'INFLUENCES ANCESTRALES.
Georges Lorris eut un geste d'effroi et tenta d'interrompre la conférence de son père. Il entreprit un portrait d'Estelle Lacombe.
«Mlle Bardoz ne te plaît pas, continua Philox Lorris, sans faire attention à l'interruption; soit, j'en ai une autre: Mlle Coupard, de la Sarthe, trente-sept ans seulement, femme politique des plus remarquables, future ministresse, fille de Jules Coupard, de la Sarthe, l'homme d'État de la Révolution de 1935, dictateur élu pendant trois quinquennats consécutifs, petite-fille de l'illustre orateur, Léon Coupard, de la Sarthe, qui fit partie de dix-huit ministères… Union de la haute science et de la haute politique, ainsi les plus belles ambitions sont permises à nos descendants… Arriver à prendre en mains la direction des peuples, à influer sur les destinées de l'humanité par la science ou la politique, voilà ce que nous pouvons rêver!..
— Voilà celle que j'épouserai, et pas d'autre, ni la sénatrice Coupard, de la Sarthe, ni la doctoresse Bardoz, déclara Georges, en mettant une photographie d'Estelle entre les mains de son père: c'est Mlle Estelle Lacombe, de Lauterbrunnen-Station… Elle n'est pas doctoresse ni femme politique, mais…
LA SÉNATRICE COUPARD, DE LA SARTHE.
— Attends donc, je connais ce nom, dit Philox Lorris; il est venu l'autre jour une dame Lacombe, qui m'a dit un tas de choses que je n'ai pas bien comprises, qui m'a traité d'ours, parlant à mon phonographe, et qui, finalement, m'a fait hommage d'une paire de pantoufles brodées par elle… Attends, mon appareil l'a photographiée comme tous les visiteurs, pendant qu'elle exposait l'objet de sa visite… Tiens, la voici; connais-tu cette dame?
— C'est la mère d'Estelle, fit Georges Lorris en examinant la petite carte.
— Très bien, je m'explique tout; elle a même ajouté que tu étais un aimable jeune homme… Je comprends sa préférence! Eh bien! je ne donne pas mon consentement. Tu épouseras Mlle Bardoz!
— J'épouserai Mlle Estelle Lacombe!
— Voyons, épouse au moins Mlle Coupard, de la Sarthe!
— J'épouserai Mlle Estelle Lacombe.
— Va-t'en au diable!!!»
«C'EST LA MÈRE D'ESTELLE,» FIT GEORGES.
V
LE VOYAGE DE NOCES DE PHILOX LORRIS.
Georges Lorris n'était pas homme à se décourager pour un refus bien prévu. Il renouvela tous les jours ses instances, subit tous les jours un assaut de Philox Lorris, qui s'obstinait à lui jeter à la tête ces deux séduisantes incarnations de la femme moderne, Mlles la sénatrice Coupard, de la Sarthe, et la doctoresse Bardoz.
Cependant, Mme Philox Lorris, ayant vu la famille Lacombe et s'étant trouvée tout de suite séduite par le charme d'Estelle, avait pris le parti de son fils. Disons bien vite que, si sa petite enquête n'avait pas tourné à l'avantage de la famille Lacombe, elle eût été désolée de se trouver de l'avis de son grand homme de mari… pour la première fois.
Il fallut quatre ou cinq mois de luttes intestines assez violentes et de combats renouvelés chaque jour pour amener M. Philox Lorris à abandonner Mlles Bardoz et Coupard, de la Sarthe, et à consentir enfin au Voyage de fiançailles.
Le Voyage de fiançailles, sage coutume que nos aïeux n'ont pas connue, a remplacé, depuis une trentaine d'années, le voyage de noces d'autrefois. Ce voyage de noces, entrepris par les jeunes mariés de jadis après la cérémonie et le repas traditionnels, ne pouvait servir à rien d'utile. Il venait trop tard. Si les jeunes époux, tout à l'heure presque inconnus l'un à l'autre, découvraient après la noce, dans ce long et fatigant tête-à-tête du voyage, qu'ils s'étaient illusionnés mutuellement et que leurs goûts, leurs idées, leurs caractères vrais ne concordaient qu'imparfaitement, il n'y avait nul remède à ce douloureux malentendu, nul autre que le divorce, et, quand on ne se décidait pas à recourir à cette amputation qui ne pouvait se faire sans douleur ou tout au moins sans dérangement, il fallait se résigner à porter toute la vie la lourde chaîne des forçats du mariage.
FIANCÉS PARTANT POUR LE VOYAGE DE FIANÇAILLES.
Aujourd'hui, quand un mariage est décidé, quand tout est arrangé, contrat préparé, mais non signé, les futurs, après un petit lunch réunissant seulement les plus proches parents, partent pour ce qu'on appelle le Voyage de fiançailles, accompagnés seulement d'un oncle ou d'un ami de bonne volonté. Ils vont, libres de toute crainte, avec leur mentor discret, faire leur petit tour d'Europe ou d'Amérique, courant les villes ou se portant, suivant leurs goûts, vers les curiosités naturelles des lacs et des montagnes.
Dans le tracas du voyage, des courses de montagne, des parties sur les lacs ou des promenades aériennes, à l'hôtel, aux tables d'hôte, les jeunes fiancés ont le temps et la facilité de s'étudier et de se bien connaître.
LA COURSE A L'ARGENT