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– Moi aussi ! dit Coralie.

Thomas s’était carrément assis sur le dos de l’homme.

– Mais enfin… qu’est-ce que… enfin ! se contentait de répéter le Chevalier, qui avait largement l’âge d’être leur père.

Finalement, Ambre sortit une corde et une chaussette de son sac. Aidée par Agathe, elle ligota le Chevalier et le bâillonna avec la chaussette.

– Ce n’est pas la peine de faire cette tête-là, elle est propre ! le rassura Ambre.

Puis ils abandonnèrent le pauvre Chevalier ligoté et s’approchèrent de la Porte du Monde Incertain.

– Si Bertram échoue, on est perdus, on ne pourra plus rien faire, grommela Agathe.

– On pourra toujours essayer de présenter nos excuses à ce pauvre Chevalier… répliqua Romaric.

– Oh, ça suffit ! le coupa Ambre. Tu sais bien qu’on n’avait pas le choix !

– Taisez-vous ! intervint alors Coralie. Bertram a besoin de silence pour se concentrer ! Si jamais il arrive à ouvrir la Porte, j’aimerais bien que, cette fois, on fasse le voyage tous ensemble !

Bertram s’approcha de la Porte monumentale qui conduisait au Monde Incertain. Elle était, comme celle menant vers le monde réel, très haute et très large. Sur le bois de chêne étaient gravés des centaines de Graphèmes. Le Sorcier toucha d’une main tremblante les signes qui activaient le sortilège de passage. A sa grande surprise, ils étaient chauds et s’allumèrent sans rechigner ! Comment aurait-il pu savoir que, quelques heures plus tôt, deux cents Chevaliers avaient emprunté la Porte, et avaient laissé encore frémissant le passage vers l’autre Monde ? Bertram ressentit un immense soulagement. Il se tourna vers ses compagnons et annonça avec un aplomb retrouvé.

– Je crois qu’il n’y aura pas de problème…

X La Côte Hurlante

Le voyage des hommes de la Confrérie entre les deux Mondes s’était déroulé sans anicroches. Les Chevaliers, peu habitués aux choses de la magie, s’étaient comportés courageusement, mais c’est avec un soulagement évident qu’ils avaient retrouvé la terre ferme de l’île du Milieu. Quant aux Maîtres Sorciers, ils étaient épuisés ; ouvrir, puis maintenir ouverte la Porte vers le Monde Incertain avait exigé d’eux une énergie considérable. Ils prirent donc le temps de se reposer, et le Commandeur en profita pour expliquer à ses hommes les enjeux de l’opération à laquelle ils participaient…

Soucieux en effet d’éviter toute fuite qui aurait pu alerter les espions de l’Ombre à Ys, le Prévost avait recommandé au Commandeur la plus grande discrétion, et les Chevaliers ignoraient donc l’enlèvement de Guillemot. Lorsqu’ils l’apprirent de la bouche de leur chef, ils réagirent avec vivacité…

– S’en prendre à un enfant ! gronda l’un d’eux.

– Et pas n’importe lequel ! renchérit Bertolen.

Il avait eu l’occasion de prendre Guillemot en croupe pour le conduire à Bromotul, où il allait voir son cousin.

– Si elle me tombe entre les mains, l’Ombre passera un sale quart d’heure, bougonna Ambor, l’équipier de Bertolen.

– Qu’est-ce qu’on attend pour aller tirer Guillemot des griffes de ce démon ? lança un autre, qui visiblement bouillait d’impatience.

– Chevaliers, répondit le Commandeur avec des gestes d’apaisement, je comprends votre émotion et votre colère. Mais nous devons garder la tête froide : nous nous trouvons à présent dans un monde dangereux, où l’Ombre est très puissante. Ne nous laissons pas emporter ! C’est à ce prix seulement que nous serons efficaces, et que nous pourrons vraiment aider Guillemot.

– Le Commandeur a raison, confirma d’un ton soucieux Gérald, qui les avait rejoints. D’autant que nous ne savons même pas où chercher Guillemot !

– Comment allons-nous faire, alors ? demanda Bertolen au Sorcier.

– Nous devons commencer par quitter cette île, où Guillemot ne se trouve visiblement pas, et où notre marge de manœuvre est plutôt réduite, répondit Gérald.

– Je me charge de ça, dit le Commandeur. Ambor, Bertolen, avec moi ! Les autres, tenez-vous prêts à partir.

L’Ile du Milieu ressemblait à un gros nénuphar. Plate et rocailleuse, battue par les vagues et fouettée par le vent, elle aurait dû rester déserte. Pourtant, elle était occupée par une petite communauté de pêcheurs, réunis pour la plupart dans un village sans fortifications. Grâce à la présence au large des Brûleuses, les méduses auxquelles Romaric avait une fois échappé de justesse, l’île était en effet à l’abri des Gommons et autres monstres marins ! En l’absence de toute végétation terrestre, les pêcheurs vivaient de ce que leur donnait la mer : des algues et des poissons en abondance.

Le Commandeur laissa les hommes se rassembler et partit en direction du village négocier leur passage vers les côtes.

Gérald retourna auprès de Qadwan, qui avait du mal à se relever.

– Ouf ! grimaça le vieux Sorcier. Tout cela n’est plus de mon âge !

– Je n’aurais jamais réussi à faire passer tous ces Chevaliers sans toi, le remercia Gérald en lui serrant affectueusement l’épaule.

– En échange, j’exige des vacances à tes frais dans les Montagnes Pourpres ! plaisanta Qadwan.

– Et tu abandonnerais ton gymnase à la turbulence des Apprentis ?

– Par les esprits de Gifdu, bien sûr que non ! bougonna-t-il. Bon, laisse-moi encore quelques minutes pour émerger complètement.

– Requête accordée. De toute façon, il me faut le temps d’entrer en contact avec Qadehar… Quelle bonne idée il a eue de venir jusqu’ici avec Valentin et Urien… Dans cette aventure, nous avons besoin de tout le monde. Et de lui plus que quiconque !

Gérald ferma les yeux et construisit autour de Berkana un sortilège de communication mentale, en prenant soin d’appeler les Graphèmes sous leur forme incertaine. Encore fatigué par les efforts déployés pour ouvrir la Porte, il eut de la peine à joindre Maître Qadehar… qui n’en crut pas ses oreilles lorsqu’il reconnut la voix de Gérald. Son ami Sorcier lui fit un rapide compte rendu de la situation et lui apprit la disparition de Guillemot.

Qadehar ne laissa rien paraître de la colère et de l’inquiétude qui l’envahirent. Il proposa avec son calme habituel de rejoindre l’armée des Chevaliers en compagnie d’Urien et de Valentin, et de mettre leurs ressources en commun.

Gérald fut soulagé de savoir que serait bientôt à leurs côtés le plus puissant des Sorciers de la Guilde ; le Monde Incertain n’était pas à prendre à la légère ! Qadehar et ses deux compagnons se trouvant déjà sur la Garrigue Rousse, ils décidèrent de se rejoindre sur les hauteurs de la Côte Hurlante.

Peu après, le Commandeur revint avec une bonne nouvelle : moyennant quelques pierres précieuses en abondance dans les coffres de la Prévosté d’Ys et dont les Chevaliers s’étaient heureusement et largement munis-les pêcheurs acceptaient de mettre à la disposition de l’armée surgie de nulle part tous les bateaux qui lui seraient nécessaires.

Le temps de charger une vingtaine de grosses barques en hommes et matériel, et l’armada turquoise quitta les côtes.

La traversée se déroula sans histoires, si ce n’est l’apparition d’un banc de Brûleuses qui provoqua une vive émotion chez les Chevaliers, étrangers au monde de la mer et de ses dangers. Gérald se demanda pour la première fois avec étonnement pourquoi Ys n’avait jamais eu de marine. La réponse lui vint rapidement, lumineuse : tout simplement parce qu’aucun ennemi n’était jamais venu d’un océan au milieu duquel le Pays d’Ys était isolé !

Au terme d’une traversée qui parut interminable aux Chevaliers, ils débarquèrent enfin à l’extrémité nord-ouest de la Côte Hurlante. En ordre de marche, conduits par les deux Sorciers, les deux cents Chevaliers quittèrent sans regret le rivage et prirent la direction de l’est. La brise violente et glacée qui les saisit brusquement dans l’étrange Garrigue Rousse acheva de leur rendre leur bonne humeur : ils se sentaient à nouveau en terrain connu, un peu chez eux, dans les vents vivifiants de la lande.