Cet aveu du plus puissant Sorcier de la Guilde plongea les hommes présents autour du feu dans un silence gêné. Que se passerait-il si, le moment venu, l’homme le mieux armé d’entre eux avouait son impuissance ?
– Parlons peu, mais parlons bien, proposa Valentin. Quelle stratégie adopter pour retrouver Guillemot ?
– Nous pensions le localiser grâce à un sortilège, répondit Gérald. Hélas, nous n’y sommes pas parvenus : il semble que son ravisseur ait tout prévu…
– Il faudra se résoudre, je le crains, continua Qadehar, morose, à employer des moyens plus traditionnels. A savoir, envoyer des espions dans les principales villes de ce monde à la recherche de toute information susceptible de nous conduire sur la piste de Guillemot.
– Le temps nous est compté, pourtant, soupira Gérald.
– Je sais. Mais je ne vois aucune autre solu…
Un vacarme soudain interrompit Maître Qadehar. On se battait dans les bois, à proximité de la clairière.
Tous se levèrent d’un bond.
– Les fantômes ! gémit Urien. Ce sont les fantômes qui arrivent !
– Tais-toi donc, bougre d’imbécile ! le gronda Valentin. Tu ne vois donc pas qu’il s’agit simplement d’un intrus ?
Le brouhaha avait en effet cessé et, sous le regard vigilant des Chevaliers qui s’étaient regroupés, les gardes en faction du côté nord-ouest de la clairière s’avancèrent en tenant d’une poigne ferme un homme qui ne cherchait aucunement à s’échapper.
Un homme grand et robuste, qui portait un large manteau rouge…
Un des gardes rabattit la capuche du prisonnier.
– Yorwan ! s’exclama Maître Qadehar en découvrant le visage familier.
– Yorwan ? rugit Urien, en s’élançant vers lui les poings fermés. Sacré nom de nom !
– Commandeur ! cria Qadehar. Retenez Urien !
En un éclair, le Commandeur s’interposa entre le prisonnier et le vieux Chevalier furibond.
– Lâchez-moi ! hurla Urien en se débattant.
Le Commandeur eut de la peine à le retenir.
– Laissez-moi régler son compte à ce traître ! cria encore Urien, sous l’emprise de la colère.
Ambor et Bertolen accoururent pour aider leur chef à le maîtriser.
Les cris de Qadehar, puis d’Urien, avaient cependant provoqué un vif émoi parmi les Chevaliers, qui conservaient comme une cicatrice brûlante le souvenir de la trahison de Yorwan. Qadehar sentit au contraire l’espoir l’envahir. Pour dominer l’agitation, il se hissa sur un tronc d’arbre tombé à terre et réclama le silence :
– Écoutez-moi ! Urien a raison : cet homme, qui dans le Monde Incertain se fait appeler le Seigneur Sha, est bien Yorwan, le jeune Sorcier renégat voleur du Livre des Étoiles ! Il faudra sans doute le juger pour cela. Mais certainement pas ici, et encore moins maintenant ! Car Yorwan est venu à nous délibérément, et il ne s’est pas défendu lorsque nous l’avons pris, alors qu’il maîtrise parfaitement la magie de ce monde ! Je pense qu’il a une bonne raison pour avoir agi ainsi. Mettons de côté notre ressentiment, et écoutons ce qu’il a d’important à nous dire.
Les arguments du Maître Sorcier firent mouche, et Urien lui-même s’apaisa, s’apprêtant comme les autres à écouter attentivement ce qu’avait à dire leur prisonnier.
– Je sais où se trouve Guillemot, dit simplement le Seigneur Sha.
Romaric, Ambre, Gontrand, Coralie, Agathe, Bertram et Thomas décidèrent de passer la nuit dans la garrigue. Elle leur rappelait la lande proche de Dashtikazar où ils aimaient flâner les soirs d’été. Aussi, l’étrangeté de ce monde et les curieuses bêtes semblables à de gros chats qu’ils avaient aperçues à plusieurs reprises au cours de la journée ne les effrayaient aucunement, et ils ne craignirent pas de se retrouver seuls au milieu de nulle part.
Ils rassemblèrent toutes les brindilles de bois mort qu’ils trouvèrent et allumèrent un feu. Puis ils s’assirent et dévorèrent les quelques provisions qu’ils avaient mises de côté.
– Les traces que nous suivons sont de plus en plus fraîches, annonça Thomas. Nous devrions rejoindre Gérald demain…
– Tant mieux, dit Coralie. On n’a plus grand-chose à manger ! A part quelques boîtes de conserve…
– Tu résumes très bien le drame d’une grande majorité de nos concitoyens, Coralie ! se moqua Gontrand. Te voilà donc prête à sacrifier le parfum grisant de la liberté pour le confort de ton ventre !
– C’est toi que je vais sacrifier si tu continues comme ça ! se défendit la jeune fille, vexée. Même s’il n’y a pas grand-chose à manger sur ton grand corps tout maigre…
– Ça me rappelle une jolie fable de La Fontaine que j’avais apprise dans le Monde Certain, dit Bertram, d’un air rêveur. Vous étudiez Jean de La Fontaine, à Ys ?
– Tu nous prends pour des ignares ou quoi ? répondit Agathe.
– C’est la fable du Loup et du Chien, poursuivit le jeune Sorcier. Le loup, qui crève de faim, envie le sort du chien, toujours bien nourri. Il se laisse convaincre par son nouvel ami et accepte de se transformer en chien. Mais, lorsqu’il apprend qu’il ne pourra plus courir à sa guise, il s’enfuit…
–… préférant vivre le ventre creux mais libre plutôt que repu et enchaîné, termina Ambre. Oui, je la connais, c’est une très belle histoire…
Ils contemplèrent un moment les flammes sans rien dire. Chacun comprenait, en sentant son estomac gargouiller légèrement, le cruel dilemme du loup.
XIII Les ténèbres se déchaînent
Guillemot ouvrit les yeux brusquement, le cœur battant à tout rompre. Il jeta un premier regard dans la pièce, puis observa plus attentivement les coins d’ombre mais il ne distingua rien. Il s’efforça de se calmer. Il lui avait pourtant semblé, dans son assoupissement, entendre la porte du cachot s’ouvrir.
Combien de fois s’était-il réveillé ainsi, haletant, émergeant d’un sommeil très lourd, comme un noyé essaie désespérément de remonter à la surface ? Cette attente était en train de le rendre fou.
– Mon garçon…
Guillemot sursauta violemment et poussa un cri. L’Ombre ! L’Ombre était là, toute proche ! Il n’avait donc pas rêvé. Il était tendu comme la corde d’un arc. C’était la fatigue. Depuis combien de temps n’avait-il pas mangé ? Des jours ? Peut-être une semaine…
– Tss tss… Tu es nerveux… beaucoup trop nerveux…
Le chuchotement caverneux se déplaça. Guillemot aperçut enfin la silhouette de ténèbres, de l’autre côté de l’Armure d’Ægishjamur. Il la distinguait à peine. Mais il l’entendait respirer, et il lui semblait sentir sur son visage un souffle glacé. Il se mit à trembler comme une feuille.
– Alors, mon garçon… as-tu réfléchi… à ma proposition… ?
Guillemot ne répondit pas tout de suite. Bon sang ! Il devait à tout prix se calmer ! Arrêter de trembler ! Il ferma les yeux et demanda, comme on fait une prière, l’aide d’Isaz, le Graphème qui aidait à la concentration et renforçait la volonté. Au fond de lui, Isaz s’éclaira et répandit sa chaleur dans son corps.
Lorsque l’Apprenti regarda à nouveau l’Ombre, il tremblait moins.
– J’ai réfléchi. C’est non.
L’Ombre s’agita.
– Tu oses me dire non… à moi…
Elle recula et poussa un gémissement terrifiant qui, malgré la présence d’Isaz en lui, effraya Guillemot.
– Tant pis… Tu l’as décidé toi-même… Tu ne veux pas devenir mon allié… tu seras donc mon esclave…
Guillemot comprit que l’affrontement était inévitable. Il vérifia d’un rapide coup d’œil que toutes ses protections étaient encore en place, et il s’assit précipitamment sur Mannaz.