Au bout de ce qui ressemblait à un bras, l’Ombre fit naître une boule obscure semblable à celle qu’elle avait déjà lancée lors de sa précédente visite. Puis elle la projeta avec force sur le rempart magique.
Le sortilège s’écrasa contre l’Armure d’Ægishjamur. Comme la dernière fois, il se mit à grésiller.
L’Ombre recommença l’opération. Avec le même insuccès.
« Pourquoi s’acharne-t-elle ? s’interrogea Guillemot avec anxiété. Elle voit bien que ses boules n’arrivent pas à entamer mon Armure ! »
Son regard fut attiré vers le sol. Il remarqua que les Ægishjamur gravés sur la pierre brillaient intensément. Les boules obscures mobilisaient leur énergie ! Et pendant que les Ægishjamur luttaient contre elles, ils ne pouvaient pas… Les yeux de Guillemot s’écarquillèrent. Il venait de comprendre la tactique de l’Ombre ! Il essaya de se rassurer en passant ses doigts dans les flammes rouges de Hagal.
Lorsqu’une vingtaine de boules maléfiques se furent accrochées aux parois du Galdr, l’Ombre s’avança, sûre d’elle, en direction de Guillemot. Elle toucha l’Armure et passa un bras à travers, comme on plonge un bras dans l’eau. Elle ricana et essaya de franchir le mur d’énergie.
Au même instant, les Graphèmes d’Odala, que Guillemot avait dessinés entre chaque Ægishjamur pour renforcer le rempart, se mirent à leur tour à étinceler. Le bras que l’Ombre avait passé au travers de la barrière magique se trouva tout à coup attaqué par une myriade d’étincelles brûlantes. Elle gémit de douleur.
– Une double protection… Bien joué, mon garçon… Tu ne me déçois pas… Oh non, tu ne me déçois pas…
La silhouette d’ombre psalmodia un sortilège dans une langue inconnue de Guillemot. Les étincelles s’éteignaient au fur et à mesure que l’incantation gagnait en volume et en puissance.
– Pon choktu gher na gher noa magar gudaz bashzir noa…
Les représentations d’Odala, sur le sol, perdirent de leur intensité. Dans un cri de souffrance, l’Ombre pénétra à l’intérieur de l’Armure d’Ægishjamur. Guillemot se retint pour ne pas hurler. L’ennemi avait forcé ses remparts et mettait le siège devant son donjon !
A peine l’Ombre eut-elle vaincu le Galdr que le gigantesque Graphème de Hagal, dont les huit branches crépitaient d’un feu froid, se nimba d’un halo rougeoyant et mit Guillemot à l’abri d’un nouveau mur d’énergie.
L’Ombre se figea en découvrant ce nouveau sortilège.
– Je t’ai sous-estimé, mon garçon… Nous t’avons tous méjugé…
Elle sonda le barrage transparent qui l’isolait du garçon. Elle était toute proche, et Guillemot distinguait à présent une vague forme humaine sous le manteau de ténèbres. Sans qu’il pût dire pourquoi, il commença à avoir moins peur.
– C’est impressionnant… très impressionnant…
L’Ombre se colla contre la paroi rouge et étendit les bras. Une chape d’ombre plongea Guillemot dans l’obscurité ; il se recroquevilla instinctivement. Dans un rugissement, l’Ombre en appela aux puissances du Monde Incertain. Et les ténèbres se déchaînèrent…
Jamais encore Guillemot n’avait assisté à un tel déferlement de magie. Surgissant du néant, des formes spectrales aux contours indistincts allaient et venaient, donnant des coups de boutoir contre le donjon de Hagal, couinant de rage puis repartaient à l’assaut. L’Ombre les encourageait d’une voix terrifiante. Guillemot se mit à hurler. De terreur. De folie peut-être. Jusqu’à ce que la protection de Hagal se lézarde. Se fissure. Et craque, dans une pluie d’étoiles rouges.
L’Ombre accusa le coup en grognant. Elle chancela. Les spectres disparurent comme ils étaient venus. Visiblement épuisée par les efforts qu’elle venait de fournir, l’Ombre s’approcha d’un pas traînant de Guillemot qui sanglotait. L’obscurité qui l’entourait s’était faite moins épaisse.
– Tu es à moi maintenant… Tu es à moi, mon garçon…
Et elle tendit le bras pour l’attraper.
Sous Guillemot, le sol trembla légèrement. Mannaz s’était activé. En une fraction de seconde, le Graphème enveloppa l’Apprenti d’une lueur blanche laiteuse, qui dessina les contours d’un œuf énorme. L’œuf cosmique. L’ultime refuge…
L’Ombre arrêta net son geste. Elle hésita, puis recula en titubant, dans un mouvement de retraite. Guillemot, qui s’en aperçut à travers ses larmes, comprit alors qu’il ne craignait plus rien : l’Ombre avait usé ses forces contre Ægishjamur, Odala et Hagal. Elle n’avait plus assez d’énergie pour s’attaquer à Mannaz !
La porte du cachot s’ouvrit brusquement et un homme au crâne rasé, vêtu d’une tunique claire, entra dans la pièce. Il marqua un temps de surprise en découvrant Guillemot assis dans un œuf translucide, puis il se prosterna devant l’Ombre.
– Maître… Excusez-moi, Maître, mais… une armée étrangère campe aux portes de la cité !
L’Ombre réprima un mouvement de colère.
– Déjà… Ils sont déjà là… Quelle mauvaise nouvelle tu m’apportes là… Lomgo… Trop tôt… C’est trop tôt…
Puis elle se tourna vers Guillemot et lui dit d’une voix fatiguée :
– Je dois malheureusement te laisser… mais je n’en ai pas fini avec toi… Il y a d’autres moyens… Oui, d’autres moyens…
L’Ombre quitta la pièce en maugréant, suivie de Lomgo qui avançait, le buste incliné et la tête penchée sur le côté.
Guillemot essaya de lutter contre le bourdonnement qui envahissait son esprit, mais en vain. Épuisé par les émotions, affaibli par le manque de nourriture, il perdit une nouvelle fois connaissance.
XIV Yénibohor
– Que fait-on, maintenant ? demanda Bertram.
Les jeunes gens contemplaient d’un air perplexe les imposantes murailles de la cité de Yénibohor qui se dressaient au loin. C’était la première fois qu’ils voyaient la célèbre ville, et ils étaient impressionnés. Il se dégageait en effet de Yénibohor quelque chose de terrible et d’angoissant.
Une tour gigantesque s’élevait au centre de la ville, renforçant encore cette impression menaçante qui en émanait.
– Voilà donc le repaire de ces prêtres qui font peur à tout le monde ! lança Gontrand en éludant la question de Bertram.
– Wal, le Gardien des Objets du Peuple de la Mer, m’a raconté des choses effroyables à leur sujet…, dit Coralie.
– Ce sont des histoires vraies, confirma Romaric d’un air grave.
Lors de son dernier séjour dans le Monde Incertain, Romaric avait eu l’occasion de rencontrer des hommes qui l’avaient mis en garde contre les prêtres de Bohor.
– On a décidément le chic pour aller chercher les ennuis, soupira Agathe.
– Il faut reconnaître que, pour l’instant, on s’est surtout contentés de suivre la Confrérie, répondit Ambre d’un ton laconique. Ce n’est pas notre faute si elle nous a conduits ici !
Les jeunes amis de Guillemot avaient en effet suivi les traces de la Confrérie à travers la Garrigue Rousse. Et c’est devant les murailles de Yénibohor qu’ils avaient enfin découvert les Chevaliers en ordre de bataille. Ils avaient décidé d’un commun accord de remettre à plus tard le temps des retrouvailles et… celui des explications. Aucun d’entre eux ne tenait à se précipiter ! Dans certaines circonstances, rester tapi dans les bois avec les loups avait quelques avantages…