Mais… si c’était lui ? Qu’attendait-il, dans ce cas, pour faire cesser toute cette souffrance ? Qu’attendait-il pour effacer ces barrières et se précipiter contre lui, le serrer dans ses bras ?
L’Armure d’Ægishjamur se mit à briller plus fort et Hagal brûla avec davantage de vigueur… Comme pour mettre en garde Guillemot qui s’était levé et titubait.
– Viens, mon garçon… viens rejoindre ton père… Guillemot… mon fils…
L’Apprenti fit un pas, puis un autre, dans sa direction, comme un somnambule. Désormais, tout lui apparaissait clairement : son père, qu’il cherchait depuis toujours, était là, de l’autre côté des barrières qu’il avait stupidement érigées ! Son père l’attendait, il allait le prendre dans ses bras. Tout était fini…
C’est alors qu’un Graphème se matérialisa dans l’esprit de Guillemot. Un Graphème en forme de balance, nimbé d’une chaude clarté. Teiwaz, le signe d’Irmin, l’équilibre, la loi et l’ordre, l’invincible principe de justice et de cohésion du monde !
A peine installé dans l’esprit de Guillemot, le Graphème combattit les éléments de magie subtile que l’Ombre avait insérés de façon invisible dans ses paroles. Une magie terriblement douce, qui empêchait le garçon affaibli de raisonner normalement et le privait de sa volonté, le transformant en pantin stupide.
Teiwaz travailla efficacement à rétablir la sérénité et l’harmonie dans ses pensées.
L’Ombre vit bientôt Guillemot hésiter, puis revenir sur ses pas.
– Qu’attends-tu… mon fils ?…
Les chuchotements devenaient inquiets. Teiwaz balaya les particules magiques qui accompagnaient les paroles de l’Ombre avant qu’elles n’atteignent le cerveau de l’Apprenti. Guillemot rassemblait peu à peu ses esprits.
Si l’Ombre était son père, pourquoi avait-elle cherché à lui faire du mal, en déchaînant sa magie contre lui, lors de leur précédente rencontre ? Un père n’agit pas comme cela avec son fils ! Son fils…
Une évidence le frappa tout à coup. Alicia n’était pas sa vraie mère ! Il le savait depuis les révélations du Seigneur Sha à ce sujet, et surtout, depuis l’aveu qu’elle-même lui avait fait à propos du bébé volé dans la maternité ! Il le savait, et il s’était résigné à l’évidence. Même si la seule idée que cette femme, qu’il aimait plus que tout au monde, n’était pas sa mère le faisait suffoquer de douleur…
Il le savait, lui ! Mais pas l’Ombre.
L’Ombre s’était certainement renseignée, elle avait appris le nom d’Alicia et ce à quoi elle ressemblait, l’Ombre avait su qu’il ne connaissait pas son père. Elle avait essayé de le tromper ! Et elle avait failli réussir… Comment avait-il pu tomber dans un piège aussi grossier ? Comment avait-il été tenté de se jeter dans les bras de ce monstre ?
Guillemot, ignorant tout du travail accompli par Teiwaz contre la magie insidieuse de son tourmenteur, tourna un visage rouge de colère en direction de l’endroit où il devinait l’Ombre, assise :
– Je ne viendrai pas ! Vous n’êtes pas mon père !
L’Ombre comprit que Guillemot lui avait échappé.
Il ne savait par quel sortilège, mais elle l’avait perdu, alors qu’elle touchait au but !
Elle hurla de rage et déchaîna ses boules noires contre l’Armure qui les stoppa.
– Tu ne perds rien pour attendre… Lorsque je reviendrai… tu me supplieras de te tuer… pour avoir moins mal…
Les ténèbres s’animèrent et prirent la direction de la porte, qui s’ouvrit et se referma en claquant. Guillemot s’autorisa un sourire satisfait : il avait tenu tête à l’Ombre un jour de plus !
XIX La source
– Comment va-t-on s’y prendre ?
– J’ai ma petite idée.
Telle fut la réponse que donna Coralie à Romaric qui s’inquiétait à juste titre de la façon dont ils allaient bien pouvoir repérer une poignée de radeaux au milieu de la Mer des Brûlures…
Ils avaient quitté les Collines Grises à l’aube. Tournant le dos à Yénibohor, ils remontaient à présent la côte vers le nord-est.
– Et c’est quoi, ta petite idée ?
– Tu verras bien.
Romaric soupira. Il n’aimait pas lorsque Coralie jouait les mystérieuses ! Que s’imaginait-elle ? Qu’il allait la supplier pour savoir ce qu’elle mijotait ? Il s’enferma dans un silence boudeur. Mais bientôt il n’y tint plus :
– Allez, Coralie, dis-moi ! On fait équipe, oui ou non ?
– Ah ! Voilà enfin une bonne question !
La jeune fille s’arrêta et l’observa en inclinant légèrement la tête. Elle était adorable avec ses grands yeux bleus et ses longs cheveux noirs qu’agitait un petit vent de mer. Romaric se troubla.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Moi ? Rien. Et toi ? Tu veux me dire quelque chose ?
Elle lui décocha un sourire cajoleur. Le garçon se sentit fondre. Il savait bien que ce n’était pas une bonne idée de partir seul avec cette fille qui… cette fille qui… cette fille à laquelle il pensait tous les soirs avant de s’endormir ! Qui parvenait d’un seul regard à stopper net son cœur dans sa poitrine, pour le relancer de plus belle au galop. Qui l’exaspérait parfois, mais l’attendrissait souvent. Qui lui valait de la part de ses amis des sourires moqueurs et entendus, mais qui lui manquait affreusement lorsqu’elle était loin… En définitive, il ne l’aurait pour rien au monde laissée avec un autre ! Et peu importait, à la réflexion, qu’il ne sache pas où ils allaient : il était avec elle, et cela lui suffisait.
– Oui, bégaya enfin Romaric, je veux te dire… que… eh bien que ce n’est pas grave si je ne sais pas où l’on va si toi tu le sais. Parce que l’on est ensemble et que… c’est bien comme ça.
Coralie eut une moue charmante. Elle fit mine de réfléchir à ce qu’il venait de dire, décida que cela avait valeur de compliment et, en grommelant quelque chose à propos de la stupidité des garçons, se remit en route.
Qadwan s’arrêta un moment pour souffler. Depuis que Gérald et Yorwan l’avaient quitté pour essayer de lever une nouvelle armée contre Yénibohor, le vieux Sorcier traînait la jambe en direction du Bois des Pendus où ils s’étaient donné rendez-vous. Il était chargé de s’y installer et de faire patienter les renforts qui arriveraient en avance…
Il soupira. La démarche de ses amis lui semblait si incertaine !
Il ressentit avec force la nostalgie de son gymnase de Gifdu. Après une courte pause, il reprit sa marche. Le Bois des Pendus était encore loin pour ses jambes fatiguées.
Coralie et Romaric marchaient d’un bon pas. L’après-midi, ils parvinrent à l’extrémité d’une sorte de cap, entouré de falaises abruptes. Celles-ci n’étaient pas très hautes, mais elles plongeaient à pic dans la mer et semblaient inaccessibles. Romaric se pencha par-dessus le bord. Il aperçut, en contrebas, jaillissant de la roche et éclaboussant les flots, un filet d’eau argenté.
– Voilà, annonça-t-il. On ne peut pas aller plus loin. On fait demi-tour ?
– Non. On est arrivés. Il n’y a plus qu’à attendre.
– Attendre ? Mais tu es folle ! Et les Gommons ?
Les féroces Gommons hantaient toutes les côtes du Monde Incertain.
– Il n’y en a pas, ici, dit calmement Coralie en cherchant des yeux un endroit où s’installer.
– Comment peux-tu en être si sûre ?
– Il n’y a pas de plage dans le coin. Les Gommons aiment les plages…
– Bon, d’accord, reconnut à contrecœur Romaric. Mais pourquoi attendre, et qui ? Le Peuple de la Mer ? Tu as rendez-vous ?