– Oui, et quand, sûre de toi, tu as donné au roi une mauvaise réponse. Tu aurais dû te voir, quand tu as compris que tu avais dit n’importe quoi !
– Oh, ce n’est pas drôle !
Ils rirent malgré tout encore une fois de bon cœur. Puis l’évocation de ces aventures vécues en compagnie de Guillemot les amena à penser à leur ami prisonnier à Yénibohor…
– J’espère que Guillemot va bien, soupira Gontrand. Si c’est l’Ombre qui l’a enlevé, il doit vivre des moments terribles ! Rien que d’y penser, j’ai envie de massacrer la terre entière !
– Tu as raison. Je ressens la même chose. C’est tellement injuste ! Il n’y a pas meilleur que Guillemot. Pas plus généreux. Pas plus doué. Pas plus…
– Tu ne serais pas amoureuse ? se moqua Gontrand.
– Moi ? Non ! Enfin, si, un peu, finit-elle par avouer. Mais quelle fille ne serait pas amoureuse de Guillemot ? A la fois si fragile et si fort, si maladroit et si talentueux…
– Ça suffit ! l’arrêta Gontrand en rigolant. Ses pauvres oreilles doivent siffler !
– Dis donc, lança subitement Agathe, tu ne serais pas jaloux, par hasard ?
– Moi ? Bien sûr que non !
– Oui, oui, je vois, conclut Agathe, avec un sourire en coin, en se glissant dans son duvet. Bon, à demain, Gontrand. Fais de beaux rêves !
– Ouais, grommela-t-il en guise de réponse, et toi, ne rêve pas trop !
Il se coucha à son tour mais ne trouva pas le sommeil tout de suite, malgré la fatigue de la journée. Les filles étaient vraiment incroyables ! On se montrait gentil, complice, attentionné, et paf ! elles s’imaginaient qu’on était amoureux ! En plus, Agathe n’était même pas belle. Trop grande, trop maigre. La bouche trop large, les yeux trop noirs, les cheveux trop sombres. D’accord, elle était intelligente et elle possédait un vrai caractère. Elle dégageait aussi quelque chose de magnétique et avait, il fallait le reconnaître, de la classe. Mais c’était tout ! Gontrand s’efforça de la chasser de ses pensées. Difficile : elle dormait à côté de lui, et il pouvait entendre son souffle régulier à quelques centimètres de son oreille. Un oiseau de nuit poussa un cri. Le vent fit bruire les feuilles de l’arbre juste au-dessus. Le garçon sourit : les notes d’une mélodie lui vinrent à l’esprit…
Ils furent réveillés le lendemain par le fracas d’un convoi qui passait sur la route. Ils bondirent hors de leurs duvets, sortirent en courant du bosquet et se précipitèrent vers le chariot de tête. Un mercenaire Hybride, mélange d’Ork et d’humain, grogna de surprise et leva sa lance. Il la reposa aussitôt en reconnaissant des enfants, et prit un air méprisant. Le conducteur, un homme d’apparence joviale, arrêta son véhicule en tirant sur les rênes et en calmant de la voix les deux énormes bœufs jaunes qui y étaient attelés.
Gontrand s’adressa à lui en Ska, la langue du Monde Incertain. Il lui demanda s’il ne connaissait pas un guerrier répondant au nom de Tofann, et qui travaillait autrefois comme mercenaire pour les marchands de Ferghânâ.
– Un géant originaire des steppes du Nord ? lui répondit l’homme en se grattant la tête. Avec des dragons tatoués sur le crâne ? J’en connais un, qui a créé il y a quelques mois une compagnie de protection sur cette même route. Il est à la tête d’une vingtaine d’hommes, des guerriers des steppes, comme lui. Sa compagnie est la meilleure sur le marché actuellement. Si j’avais eu les moyens, j’aurais fait appel à elle, plutôt qu’à ces Hybrides qui ne pensent qu’à se saouler à chaque halte !
– Et où est-ce que je peux trouver cette compagnie ? s’enquit joyeusement Gontrand qui voyait ses intuitions se révéler exactes.
– Sur la route, évidemment ! Où exactement, je ne sais pas. Mais si tu n’es pas trop pressé, je te conseille d’attendre : il passera fatalement par là un jour ou l’autre…
Gontrand et Agathe remercièrent chaleureusement l’homme pour ses renseignements. Ils lui arrachèrent la promesse de dire à Tofann, s’il le rencontrait, qu’un garçon du nom de Gontrand le cherchait et l’attendait dans un bosquet proche de la route. Puis ils retournèrent à l’abri des arbres.
– Le marchand a raison, dit Agathe. On ne sait pas où se trouve ton ami. En marchant à sa rencontre du mauvais côté, on risque bien de le rater… La meilleure chose à faire, c’est de ne pas bouger, et de se montrer patients !
Gontrand reconnut la justesse du raisonnement. Ils pouvaient attendre : ils disposaient de cinq jours, moins un pour le trajet de retour. Le plus dur allait être d’occuper cette attente. Si seulement il avait pris sa cithare avec lui !
XXI En route pour le Désert Vorace
Le premier jour, Ambre et Thomas s’étaient dirigés plein sud. Ils avaient atteint la Route des Marchands, mais avaient renoncé à l’emprunter, car elle s’approchait trop à leur goût de Yénibohor. Ils avaient alors obliqué sud-est, afin d’éviter la cité maudite, tout en conservant leur cap vers le Désert Vorace. Leur première nuit sans les autres, ils l’avaient passée quelque part au milieu de champs en friche, dans un ancien abri de berger.
Le deuxième jour, ils avaient dû traverser le Fleuve Mouillé et, plus loin, la Rivière Triste, avant de fouler l’herbe haute de l’interminable prairie du Sphinx à Deux Têtes. Ces deux traversées leur avaient beaucoup coûté en pierres précieuses. D’abord auprès du passeur qu’ils avaient fini par dénicher en longeant les rives du fleuve, puis auprès d’un homme qui péchait dans sa barque au bord de la rivière. Ambre et Thomas auraient été incapables de dire où ils avaient dormi la deuxième nuit : ils s’étaient écroulés de fatigue au pied d’un gros buisson qui portait des fruits mauves.
Le troisième jour, ils distinguèrent dans le lointain la masse jaune et étincelante du désert…
– Ouf ! Je ne suis pas fâché d’arriver…, avoua Thomas en réajustant son sac à dos d’un coup de rein.
– Moi aussi je suis fatiguée, répondit Ambre en jetant un coup d’œil à sa boussole, instrument qui leur avait permis d’emprunter cet itinéraire sauvage. On avance à une allure de dingues ! Mais enfin, nous n’avons pas le choix : six jours, c’est court…
Ni l’un ni l’autre n’étaient d’un naturel bavard. Ils avaient échangé peu de paroles depuis leur départ. Ils s’étaient contentés de regards puis, au fil du temps, de sourires.
Bertram parti pour une destination mystérieuse, Ambre avait appréhendé de se retrouver seule avec Thomas, un garçon à ses yeux balourd et fruste. Mais rapidement, grâce à la simplicité avec laquelle ils abordèrent ensemble les problèmes du voyage, une complicité s’instaura. La jeune fille s’était aperçue que Thomas possédait un caractère entier et facile, et que sa rudesse et sa gaucherie dissimulaient en fait une belle franchise et une grande générosité. Elle avait compris également qu’il ne savait pas rester seul : Thomas avait besoin de quelqu’un, quelqu’un à accompagner, quelqu’un à qui prodiguer son dévouement et son amitié. C’était Agathe, c’était Guillemot. Aujourd’hui, c’était elle. Ambre se sentait investie d’une responsabilité nouvelle…
– Quelle chance que l’on n’ait pas rencontré le Sphinx à Deux Têtes ! s’exclama Thomas en secouant sa tignasse rousse.
A l’approche du but, il éprouvait le besoin de parler. C’était sa façon à lui d’être joyeux.
– Bah, il est mort depuis longtemps, dit Ambre. Tué par des paysans qui en avaient assez de voir leurs enfants se faire dévorer quand ils allaient garder les troupeaux dans la prairie ! C’est Guillemot qui m’a raconté cette histoire…