Elle avait la taille d’une petite tortue terrestre, et la même lenteur de mouvements. Elle bougea la tête, en clignant des paupières. Puis elle ouvrit la bouche et là, Guillemot crut qu’il allait devenir fou : elle se mit à gémir !
– Ahhhhhh… J’ai mal, si mal ! Merci de m’avoir réveillée… Pour partager cette douleur !
La tortue de terre posa son regard d’une vieillesse infinie sur Guillemot, qui sut instantanément qu’il ne pourrait rien, mais rien faire, contre cette créature. Un profond désespoir emplit son cœur.
L’animal monstrueux se glissa par le trou sous l’Armure d’Ægishjamur et s’approcha de lui, lentement. Immédiatement, Mannaz l’enveloppa de l’œuf protecteur et le plaça sous le regard des Puissances. La tortue s’arrêta. Guillemot pria de toutes ses forces les cinq éléments pour qu’elle ne ronge ni n’attaque du bec l’enveloppe du Graphème.
– J’ai mal, Guillemot, si mal… Et toi tu es bon, si bon ! M’avoir tirée de mon sommeil… pour prendre un peu de mon fardeau !
Le garçon se sentit tout à coup envahi par une peur panique. Il regarda la tortue. Et il comprit. Il comprit que l’animal était aussi vieux que ce monde parce qu’il ÉTAIT ce monde ! Ou pour le moins son âme. Et qu’il en portait toutes les atrocités, toutes les douleurs. Et c’était cela qu’elle comptait faire : lui transmettre une partie de ses souffrances. Sa raison ne pourrait jamais le supporter. Il sombrerait instantanément dans la folie… Il hurla.
– Tu as raison d’avoir peur… Mais la peur n’est rien, comparée à certaines choses. Tu vas avoir le temps de t’en rendre compte… beaucoup de temps !
La tortue de terre n’essaya pas de traverser l’œuf stellaire. Elle se contenta de fermer les yeux. Aussitôt, Guillemot sentit que quelque chose cherchait à entrer dans sa tête. Teiwaz tenta de s’opposer à l’intrusion, mais battit précipitamment en retraite : il n’était pas de taille.
Deux autres Graphèmes surgirent alors à la rescousse, du tréfonds de son être.
Le premier était Ansuz, l’Ase et l’Humide, qui affranchit de la peur de la mort et ouvre aux ultimes ressources intérieures. Le second était Ehwo, le Cheval et les Jumeaux, le véhicule spirituel.
Ansuz commença par chasser la peur du ventre et du cœur du garçon. Puis, sous la domination douce mais ferme du Graphème, Guillemot entra dans l’état d’extase que les Sorciers appelaient Odhr, sans que personne l’ait pourtant, jusqu’alors, vraiment connu.
Enfin, comme la tortue insistait rageusement, et afin que l’Odhr dans lequel était plongé Guillemot ne subisse plus ses assauts, Ehwo s’empara délicatement de l’esprit du garçon et l’emmena dans les régions de l’âme où nul, pas même les Puissances, n’a accès.
La tortue gémit plus fort. Elle regarda avec une peine immense Guillemot, qui avait naturellement adopté la posture du tailleur et dont les yeux grands ouverts restaient fixés sur le plafond.
– Il est parti… Tu es parti, mon garçon ! Même s’il est là… même si tu sembles là !
L’animal en terre fit demi-tour, de sa démarche lente, suivi par l’aigle en bois et par les signes-fourmis qui regagnèrent le disque de pierre où ils s’assemblèrent en spirale.
A l’endroit où les avait déposés l’Ombre, ils se figèrent à nouveau. L’aigle, la tête enfouie sous une aile. La tortue rentrée sous sa carapace.
Dans l’œuf de Mannaz, derrière les protections éventrées et brisées d’Ægishjamur et de Hagal, Guillemot se tenait aussi immobile que les trois objets.
XXIII Autour du feu
Tofann était aux anges. Décidément, Gontrand jouait divinement bien ! Et les airs heureux qu’il tirait de la cithare de l’un de ses guerriers transportaient le géant jusqu’au Pays d’Ys, qu’il ne connaissait pas mais dont il devinait beaucoup de choses grâce aux notes qu’il entendait. Quant aux hommes balafrés et tatoués qui accompagnaient Gontrand en tapant dans leurs grosses mains, ils souriaient d’une manière telle que l’ambiance était réellement à la fête !
Les retrouvailles du jeune musicien et de son ami Tofann avaient eu lieu sur la Route des Marchands, au matin du troisième jour.
Gontrand et Agathe avaient jusque-là trompé leur attente en bavardant et en jouant aux échecs sur un échiquier de terre, avec des pierres et des bâtons en guise de figurines, mais aussi en surveillant les caravanes marchandes qui passaient régulièrement sur la route.
Comme on le leur avait prédit, Gontrand avait fini par apercevoir, en tête d’un riche charroi qui avançait paresseusement, la silhouette familière du guerrier des steppes. Il avait poussé un cri et s’était élancé à sa rencontre en faisant de grands gestes joyeux, à la stupéfaction de Tofann qui avait du mal à en croire ses yeux, et au désappointement d’Agathe qui commençait à beaucoup apprécier son tête-à-tête avec Gontrand.
Le géant avait pris en riant le garçon dans ses bras, le serrant à l’étouffer. Les vingt guerriers du Nord qui constituaient la garde du convoi s’étaient regroupés autour de leur chef pour participer à sa joie, en donnant à Gontrand de grandes tapes d’amitié.
Agathe s’était approchée timidement, impressionnée par ces guerriers aux allures de prédateurs vêtus de cuir et de métal, qui portaient tous sur le corps des tatouages sauvages et, accrochée dans le dos, une épée gigantesque. Tofann, surtout, lui en avait imposé, avec sa taille de géant, ses yeux gris, son visage balafré, son crâne tatoué de dragons et sa voix profonde. La présence de la jeune fille avait bien valu à Gontrand quelques remarques amusées de la part de Tofann, mais Agathe, en retrouvant son aplomb et son mordant, avait été rapidement acceptée au milieu des rires et des exclamations réjouies.
– Je vais t’aider, avait dit Tofann après que Gontrand lui eut expliqué les raisons de sa présence dans le Monde Incertain, au bord de la Route des Marchands. Mes compagnons aussi, sans doute, mais il faut que je leur en parle et qu’ils le décident : ce sont des hommes libres, qui se sont mis librement à mon service pour constituer une compagnie de protection. Ce ne sont pas des serviteurs ! Mais avant, nous devons conduire ces marchands qui nous ont payés pour cela, jusqu’à leur destination. Attends-moi ici, dans ton bosquet : je viendrai te trouver quand nous en aurons terminé…
Tofann avait tenu parole. Il s’était présenté le lendemain soir devant Gontrand, et tous ses guerriers l’accompagnaient.
Gontrand et Agathe avaient donc été les premiers, au milieu du cinquième jour, à rejoindre les Collines Grises où ils s’étaient donné rendez-vous.
– Ah, musicien, lâcha Tofann à la fin d’une ballade chantée par Gontrand, tu me manquais ! Je n’ai jamais retrouvé dans ce monde quelqu’un d’aussi doué que toi !
– Tu vois, Gontrand, ironisa Agathe, c’est une carrière internationale qui s’ouvre à toi !
– Moque-toi, moque-toi, répondit le garçon. Attends un peu, et tu vas voir. Mes amis, annonça-t-il en s’adressant, en Ska, aux guerriers, c’est maintenant la douce Agathe qui va vous chanter un air !
– Tu es fou ? s’insurgea-t-elle à voix basse et en lui faisant les gros yeux. Jamais de la vie je ne…
– Tu devrais pousser ta chansonnette, l’interrompit Gontrand. Les gens des steppes n’aiment pas attendre. Et puis un conseil : ce sont des mélomanes. Si tu chantes faux, tu risques de passer un sale moment…