– Désolé d’interrompre un moment aussi romantique, mais Tofann nous signale que des individus approchent de notre campement.
Il les invita à le suivre, et leur fit signe de se dépêcher. Ils rejoignirent Agathe qui, allongée par terre en compagnie des guerriers des steppes, suivait des yeux la progression de quatre individus dans les collines. L’un d’entre eux était une femme accoutrée d’une peau d’ours, l’autre portait un étrange manteau rouge, et les deux derniers étaient habillés… comme des Sorciers du Pays d’Ys !
– Gérald ! C’est Gérald ! s’exclama joyeusement Coralie.
– Tout va bien, Tofann, dit Gontrand au géant qui lui lançait un regard interrogateur. Ils sont avec nous !
Puis il se redressa, imité par ses amis, et fit de grands gestes en direction du petit groupe qui grimpait la pente.
Gérald crut être victime d’un mirage. Il ne faisait pas chaud, pourtant, et il n’était pas dans un désert ! Mais comment expliquer autrement le fait qu’il lui semblait voir Gontrand, Romaric, et Coralie s’agiter là-haut devant ses yeux, alors qu’il les avait laissés au Pays d’Ys à la garde de Bertram ? Et puis, s’ils étaient réels, qui étaient ces gaillards à l’air farouche qui les accompagnaient ?
– Houhou ! Gérald ! C’est nous ! On est là !
Non, ce n’était pas un mirage. Le Sorcier en resta bouche bée…
Contrairement à l’accueil que Kushumaï, heureuse de ce renfort inattendu, réserva à Tofann et à ses hommes, celui que Gérald réserva à Gontrand, Romaric, Coralie et leur amie Agathe, ne fut pas très chaleureux ! Surtout lorsque le Sorcier apprit que Bertram, Ambre et un autre garçon, Thomas, s’étaient eux aussi lancés à la recherche d’amis dans le Monde Incertain, et n’avaient toujours pas donné de nouvelles…
Gérald, rouge de colère, leur signifia que dorénavant, ils avaient intérêt à se conformer sans rechigner à tous les ordres qui leur seraient donnés.
– Encore heureux qu’il n’ait pas décidé de nous renvoyer à Ys, grommela Agathe.
– Il aurait peut-être mieux valu, lâcha Romaric.
Nous revoilà des petits enfants bien sages, remis à leur place après avoir été grondés !
– Vous avez remarqué ? continua Coralie. Pas un remerciement, pas un mot de reconnaissance, pour nos efforts ! On a quand même apporté à Gérald les guerriers du Nord ! Et puis il y a le Peuple de la Mer et les Hommes des Sables qui vont arriver et…
– Patience ! l’interrompit Romaric. A la première occasion, nous reprendrons l’initiative !
– Je suis tout à fait d’accord, acquiesça Gontrand, aussi vexé que les autres. Mais est-ce qu’elle viendra, cette occasion ?
– Si elle ne vient pas, nous la provoquerons !
Tandis que Gérald grondait sévèrement les jeunes gens d’Ys, sur les Collines Grises, à Yénibohor, Urien de Troïl pleurait à chaudes larmes.
– Que se passe-t-il ? s’inquiéta le Commandeur.
– C’est Valentin, dit Qadehar d’une voix éteinte. Il est mort… Je suis désolé, je n’ai rien pu faire. Ma magie est toujours bloquée.
Un silence douloureux, entrecoupé des sanglots d’Urien, accueillit la nouvelle. D’un bout à l’autre de l’aile de la prison où étaient enfermés les Chevaliers, un chant monta de cent vingt gorges. Un chant grave, rendant hommage au camarade tombé à la bataille, un camarade que ses compagnons n’oublieraient jamais…
Urien s’était effondré sur le corps sans vie de celui qui avait été son frère d’armes. Respectant son chagrin, les Chevaliers présents dans la cellule s’assirent plus loin. Qadehar laissa aller sa tête en arrière contre la pierre humide du mur, et soupira. Quelle folie ! Quel chaos… Plus que la défaite, c’était le sentiment terriblement humiliant de devoir subir les événements qui gonflait de colère le cœur du Sorcier. Depuis combien de temps la situation échappait-elle à son contrôle ? Depuis l’attaque de Djaghataël, où il avait vu mourir l’un après l’autre ses amis Sorciers ? Avant, peut-être. En réalité, depuis que Guillemot avait eu la révélation de ses pouvoirs magiques… Bien des choses qu’il considérait alors comme solides s’étaient effondrées, à la façon dont un objet que l’on croit tenir fermement dans sa main se transforme brusquement en fumée. L’invincible Confrérie venait de subir un revers cuisant, la Guilde était corrompue par l’Ombre, Valentin était mort sans qu’il puisse rien faire. Et Guillemot ? A la pensée que quelqu’un puisse en ce moment même lui faire du mal, Qadehar, pour la première fois depuis bien longtemps, sentit affluer de la haine en lui. Au milieu des incertitudes qui bouleversaient le Sorcier, l’affection qu’il éprouvait pour le garçon était un repère intangible… Il le sauverait. Dût-il pour cela aller en enfer et défier Bohor en personne ! Il s’en fit la promesse et retrouva un peu de sérénité.
XXV Inquiétudes
La décision fut prise par Kushumaï d’installer les bases arrière de la contre-attaque à partir des Collines Grises, mieux situées et plus faciles à défendre que le Bois des Pendus.
La Chasseresse, au grand soulagement de Gérald qui se sentait mal à l’aise dans la peau d’un chef, avait d’autorité pris la direction des opérations. Dès qu’ils avaient su qui était cette femme, les guerriers des steppes lui avaient manifesté un respect immédiat, mêlé à une sorte de crainte. Quant à Romaric, Gontrand, Coralie et Agathe, malgré leur ressentiment à l’égard de ces adultes ingrats, ils avaient d’abord observé la jeune femme à la peau d’ours avec curiosité puis, après que Qadwan leur eut révélé son identité, avec admiration.
– Cette femme, avait confié le vieux Sorcier, est le chef de l’Ours, une société secrète à laquelle le Seigneur Sha appartient aussi. Une société liée au Livre des Étoiles, chargée de protéger les Trois Mondes des mauvais usages que l’on pourrait en faire…
Bien entendu, Agathe et Coralie avaient aussitôt fait remarquer à leurs amis, non sans une pointe de malice, que cette organisation si importante était dirigée par une femme…
Leur curiosité avait ensuite été attirée par le mystérieux homme au manteau rouge, ce Seigneur Sha qui s’appelait aussi Yorwan, et dont Guillemot leur avait juste dit quelques mots. Mais ils n’obtinrent de lui que des sourires distants.
En réalité, Yorwan était préoccupé par la prise de Yénibohor, et il exposa à Kushumaï son plan d’attaque.
– Attendons d’abord de voir quels renforts mes hommes vont nous ramener ! objecta la jeune femme.
– Tu as l’air soucieuse, toi aussi, remarqua Yorwan. Tu penses que nous ne serons pas assez nombreux pour prendre d’assaut cette maudite cité ?
– Tu le sais, Seigneur Sha, répondit Kushumaï en fronçant les sourcils : la Société de l’Ours a toujours rêvé de mettre un terme aux agissements et aux intrigues des gens de Yénibohor ! Et pourquoi crois-tu que nous ne l’avons pas fait ? Parce qu’ils sont puissants, très puissants ! Leur richesse leur a toujours permis de s’acheter les services de l’ignoble Thunku et de ses Orks. Et puis il y a les prêtres, et leur mystérieux Grand Maître qui semble redoutable…
– Mais nous-mêmes ne sommes pas sans atouts, dit Yorwan. Nous avons avec nous la sympathie de l’ensemble du Monde Incertain, exaspéré par la terreur que font régner les prêtres ! Notre armée sera nombreuse, il n’y a aucun doute à avoir.
– Peut-être, reconnut Kushumaï. Mais fera-t-elle le poids ? N’oublie pas que les deux cents Chevaliers d’Ys n’ont pas tenu bien longtemps face aux Orks de Thunku ! Et ils comptent pourtant parmi les meilleurs combattants des Trois Mondes !
– Ils ont foncé tête baissée dans un piège, sans avoir pris la peine de réfléchir à un plan d’attaque, soupira le Sorcier au manteau rouge. Cette fois, ce sera différent.