Le prêtre resta silencieux et s’enfuit de la pièce sans insister. Tant pis, le Maître ignorerait que Lomgo restait introuvable depuis que la cité était assiégée…
L’Ombre retourna au sortilège contenu dans le Livre des Étoiles. C’était l’un des derniers qu’il était parvenu à déchiffrer, en usant de tous ses pouvoirs. Le reste du grimoire refusait obstinément de se laisser lire…
Le Livre des Étoiles, qui avait livré à la Guilde sa science de la magie, possédait en quelque sorte sa volonté propre. C’était là une de ses particularités. Malgré le travail assidu des Sorciers, et la propre obstination de l’Ombre elle-même, le livre empêchait le lecteur de progresser au-delà d’une certaine page ! Et cela depuis des siècles. Il avait fallu à l’Ombre des duels sans merci avec le Livre des Étoiles, pour lui arracher finalement des bribes de sortilèges… qu’elle était désormais seule à détenir.
Mais qu’étaient ces quelques malheureux sortilèges, comparés à toutes les promesses que les pages contenaient ? Celui qui parviendrait à déchiffrer l’intégralité du Livre prendrait possession du monde entier – de tous les mondes ! Celui qui dompterait le Livre des Étoiles serait capable de soumettre à sa toute-puissance le Pays d’Ys, le Monde Incertain et, surtout, le Monde Certain.
Il fallait peu de chose pour cela. Juste un enfant, à l’Ônd plus développé que la normale, plus réceptif que les autres aux pouvoirs des Graphèmes ! Et c’était précisément ce gamin qui lui tenait tête, de façon incompréhensible, dans un cachot de la tour, à l’étage inférieur…
L’Ombre frappa la table du poing, puis s’obligea à se concentrer à nouveau sur son sortilège.
Elle avait eu une idée pour vaincre la résistance de Guillemot ! Une idée qui lui demandait tout son temps et toute son énergie depuis l’échec de la Tortue-Monde…
Puisque affronter le garçon directement ne faisait que renforcer ses pouvoirs, l’Ombre avait décidé de l’attaquer par surprise, par-derrière, sans qu’il s’en rende compte. Elle avait donc tissé un sort compliqué, qu’elle distillait de façon invisible à travers les murs de la tour, depuis sa table, Graphème après Graphème. Les premiers résultats commençaient nettement à se faire sentir. Dans le cachot de Guillemot, figé au milieu de son œuf cosmique dans la posture extatique qui l’avait soustrait au monde extérieur, la lumière bleutée d’Odala n’éclairait plus l’Armure d’Ægishjamur, et les flammes rouges s’étaient éteintes sur trois des huit branches de Hagal…
La vigueur de l’assaut fit reculer la garnison d’Orks jusqu’au pont enjambant le fleuve. Kushumaï se planta au milieu de la cohue, cherchant du regard les principaux chefs de l’armée des Collines afin d’organiser les opérations dans la cité. Ses yeux verts pétillaient. Elle était splendide, on aurait dit une déesse de la Guerre.
– Chasseurs ! cria-t-elle à l’adresse de ses hommes. A la prison ! Libérez les Chevaliers qui y sont enfermés !
Les hommes de l’Irtych Violet, abandonnant le champ de bataille, s’élancèrent aussitôt en direction du bâtiment qui, selon les espions de l’Ours, devait abriter les geôles de Yénibohor.
– L’Archer ! Le Luthier ! continua-t-elle. Occupez-vous des Orks !
La bataille faisait rage. Les hommes de l’Ouest peinaient face aux monstres. Les brigands s’en sortaient mieux, mais on voyait que le rapport de forces leur était nettement défavorable.
– On va faire ce qu’on peut ! hurla l’Archer.
Kushumaï, qui n’avait pas perdu de vue le principal objectif de cet assaut, s’assura que Yorwan, Gérald et Qadwan, accompagnés des Korrigans, la suivaient de près. La tour devait avoir sa propre défense, non pas constituée d’Orks, mais de prêtres !
– Tofann ! appela-t-elle. Nous allons à la tour ! Ouvre-nous le passage avec tes guerriers !
– Tu as bien dit ouvrir ? répondit le géant avec ironie. Très bien !
Il se précipita en avant, et fendit un Ork sur toute la longueur.
Les guerriers des steppes, usant de leurs immenses épées, se frayèrent un passage au milieu du champ de bataille. Les Sorciers, les Korrigans et, furtifs comme des ombres, les Hommes des Sables avec leurs antiques fusils se glissèrent à leur suite.
– La tour ! C’est bien de cette tour dont tu parlais ? demanda Agathe à Romaric.
– Je n’en vois pas d’autre, en tout cas…
La petite bande avait réussi à se faufiler dans la ville et, profitant du tumulte général et des nuages de poussière qu’engendrait le combat, elle était parvenue à se réfugier dans une ruelle, à l’abri de la bataille.
– Allons-y, proposa Ambre. Inutile de perdre du temps.
– Je suis d’accord ! approuva Bertram.
Les neuf jeunes gens prirent la direction de la tour sombre qui se détachait sur le ciel. Ils firent attention à n’emprunter que des ruelles et à raser les murs.
Ils étaient sur le point d’arriver au pied de la tour, quand Coralie hurla. Débouchant d’une rue perpendiculaire, un Ork s’apprêtait à les pourchasser, faisant tournoyer sa massue au-dessus de sa tête.
– Oh non ! gémit Ambre.
– Vous ne trouvez pas que ça a un petit air de déjà vu ? s’exclama Gontrand avec un soupir.
Il venait de se rappeler l’épisode dans la forêt de Troïl, lorsqu’ils étaient tombés dans une embuscade tendue par des Orks.
– En effet, répliqua Thomas. Vous allez voir ce que vous allez voir !
Il dégaina le coutelas de chasse emprunté au père d’Agathe et fit volte-face. Puis il s’élança à la rencontre de l’Ork qui, visiblement, ne s’attendait pas à être pris d’assaut. La créature monstrueuse eut à peine le temps d’abattre sur lui son arme : elle s’effondra à terre, entraînée par son élan. Thomas, touché à la jambe et à l’épaule, hurla de peur. Des larmes de douleur lui montèrent aux yeux, mais il trouva néanmoins la force de frapper l’Ork plusieurs fois avec son couteau, avant de s’évanouir. Sous lui, l’Ork s’agita un court instant, se raidit, puis cessa définitivement de bouger.
– Thomas !
Agathe se précipita vers son ami. Le reste de la bande la suivit. Ils s’assurèrent dans un premier temps que l’Ork était bien passé de vie à trépas, puis s’occupèrent de Thomas qui gisait, sans connaissance, assommé par le coup de massue du monstre. Constatant l’embarras et la maladresse de ses compagnons, Toti s’empressa de placer le blessé sur le côté, dans une position où il ne risquait pas de s’étouffer.
– Tu t’y connais en secourisme ? demanda Agathe, en portant sur le jeune garçon un regard plein d’espoir.
– C’est moi qui soigne les amis de mon frère quand ils sont blessés, avoua Toti en rougissant légèrement.
– Dans ce cas, si tu le veux bien, proposa Agathe, tu vas rester avec moi pour veiller sur Thomas, et m’aider à le mettre à l’abri dans une de ces maisons vides. Les autres, allez à la tour. Elle est juste là !
Romaric, Coralie, Ambre, Gontrand et Bertram hésitaient à les abandonner mais, après concertation, ils reconnurent qu’Agathe avait raison. Ils devaient aller jusqu’au bout de leur entreprise. Sinon, tous les efforts qu’ils avaient déployés jusqu’ici seraient vains.
– Bonne chance, Agathe, dit Ambre, en l’embrassant.
– Sauve Guillemot pour moi ! répondit la grande fille émue. Et puis, ajouta-t-elle à voix basse, s’il te plaît, veille sur Gontrand…
Ambre regarda Agathe avec surprise, puis elle esquissa un sourire signifiant qu’elle avait bien reçu le message. Contrairement à ce que croyaient les garçons, il y avait des secrets que les filles ne trahissaient pas…
Elle prit la tête du groupe désormais réduit à six personnes. Quelques minutes plus tard, ils s’engouffrèrent dans la tour par une poterne entrouverte.