– Je t’assure que c’était Guillemot ! répéta Ambre. Allons-y !
– Ambre, attends ! Il faut prévenir les autres !
Mais l’intrépide jeune fille s’était déjà élancée dans l’escalier, en direction des étages.
– C’est toujours pareil, grommela Coralie en lui emboîtant le pas.
Elles passèrent devant une première chambre, vide, grimpèrent encore, et débouchèrent enfin dans une vaste pièce encombrée d’instruments de sorcellerie.
Ambre s’était immobilisée et montrait du doigt, en tremblant, quelque chose au milieu de la pièce.
– Là… regarde ! C’est Guillemot et…
– L’Ombre !
Coralie avait hurlé en découvrant la scène.
Guillemot était allongé sur une table massive, à côté d’un gros livre à la couverture constellée ; il sembla s’agiter faiblement. Devant la table se tenait une silhouette environnée de ténèbres. Dans le mouvement qu’elle fit pour se tourner vers les intrus, des lambeaux d’obscurité se détachèrent et grésillèrent sur le sol d’une façon sinistre. Perçant le manteau d’obscurité, deux yeux semblables à des braises se mirent à rougeoyer.
– Si ce n’est pas touchant… Ces jeunes filles doivent être tes amies, mon garçon… C’est bien… très bien… Tout spectacle en fin de compte… réclame des spectateurs… Tout moment historique appelle… des témoins…
L’Ombre avait parlé d’une voix caressante, presque douce, et les chuchotements enjôleurs glacèrent le sang des deux sœurs. Terrifiées, incapables de battre en retraite, elles sentirent leurs jambes fléchir, et leur cœur se liquéfier. L’Ombre ricana.
– C’est long, c’est trop long, se plaignit Qadehar en se débarrassant de son armure.
– Patience, mon ami, lui répondit Gérald. Les Hommes des Sables font aussi vite qu’ils le peuvent !
Au même instant, comme pour confirmer ses dires, deux prêtres tombèrent du haut de la tour. Estimant le nombre des défenseurs suffisamment réduit, les mages Korrigans entamèrent leur sortilège. Soudain, celui-ci jaillit du cercle et s’élança à l’assaut du rideau de flammes, qu’il détruisit et éparpilla dans une gerbe de gouttelettes rouges et noires. Sous le choc, les derniers prêtres s’effondrèrent, comme foudroyés.
– Enfin ! s’exclama Qadehar.
Les guerriers des steppes s’apprêtaient à bondir vers la tour quand un Chasseur hors d’haleine surgit d’une ruelle.
– Nous avons des problèmes à l’entrée ! Thunku est arrivé avec des renforts d’Orks, et les Chevaliers ne suffisent plus. Il nous faut l’aide des guerriers du Nord. Sans compter que les prêtres se sont ressaisis. Depuis les remparts, ils envoient des sorts qui paralysent nos hommes !
Kushumaï évalua rapidement la situation. Si l’armée des Collines cédait face aux Orks, ils n’auraient de toute façon pas le temps d’investir la tour. Elle se décida :
– Tofann et ses guerriers vont t’accompagner, ainsi que les Hommes des Sables et les Korrigans, s’ils sont d’accord. J’ai besoin des autres ici. C’est tout ce que je peux faire. J’espère que la force des uns, l’habileté et les pouvoirs des autres suffiront à faire pencher la balance de notre côté.
Tofann acquiesça, ainsi que Kor Hosik, qui représentait les Korrigans. Les Hommes des Sables se contentèrent d’approuver d’un signe de tête. Puis ils partirent tous en courant derrière le Chasseur.
C’est alors qu’Urien s’avança.
– Kushumaï, Qadehar, je demande l’honneur d’accompagner ces braves et de porter secours à mes compagnons. Offrez-moi l’occasion de me racheter. Laissez-moi les rejoindre !
– Va, vieux Chevalier, accepta la jeune femme après un temps d’hésitation. Tu es fait pour la guerre, la guerre franche, celle qui se livre au corps à corps et à coups d’épée ! Qui sait ce qui nous attend dans cette tour, quels maléfices auxquels tu ne comprendrais rien ? Va !
Urien de Troïl adressa à la Chasseresse un regard plein de reconnaissance, et s’empressa de gagner le champ de bataille.
– Nous voilà maintenant au pied du mur, déclara-t-elle solennellement, si je peux me permettre de plaisanter une dernière fois !
– Bah ! On a bien coutume de dire que c’est au pied du mur qu’on voit le maçon, dit Gérald en lui adressant un sourire de connivence. C’est dans le donjon qu’on verra le Sorcier !
Qadehar, Gérald, Qadwan, Kushumaï et le Seigneur Sha se dirigèrent d’un pas décidé vers la porte principale de la tour.
XXXIII Impuissants !
Comme les Sorciers s’y attendaient, la porte principale était fermée et bloquée par un sort. Qadehar alla tenter sa chance vers une entrée de service, aperçue plus loin.
– Condamnée, elle aussi, annonça-t-il en revenant.
– Tant pis, on va essayer d’ouvrir celle-là, dit Yorwan. Ils conjuguèrent leurs pouvoirs autour d’Elhaz, le Graphème débloqueur. La porte céda plus facilement qu’ils l’auraient cru.
– A nous cinq, on déménage ! plaisanta Gérald.
– Je pense plutôt que les prêtres qui ont confectionné le sort étaient pressés, répondit Kushumaï. Allons-y…
Au même moment, ils entendirent des cris derrière eux : un groupe de prêtres se précipitait vers la tour.
– D’où sortent-ils, ceux-là ? gronda Qadehar.
– Sans doute des remparts, répondit Kushumaï. Ils viennent prêter main-forte à leurs collègues !
– Allez-y, dit soudain le Seigneur Sha. Fouillez la tour ! Je me charge de les retenir.
– Tu es sûr ?
– Oui, Chasseresse. Partez.
Le Seigneur Sha prit une posture terrible et accueillit les prêtres avec des Thursaz puissants. Les assaillants crièrent de colère, mais durent s’arrêter pour bâtir un sortilège de défense.
– Partez ! répéta le Sorcier.
Sans plus attendre, Qadehar, Kushumaï, Gérald et Qadwan s’engouffrèrent dans le bâtiment.
Au sommet de la tour, dans la pièce bâtie de pierres grises, remplie de meubles et d’étranges instruments, Ambre se ressaisit la première. L’instant de terreur passé, elle aspira quelques bouffées d’air, puis soudain, sans comprendre la force inhabituelle qui la guidait, elle s’avança en direction de la table sur laquelle gisait Guillemot.
– Reste où tu es… J’ai parlé de spectacle… Et ni toi ni ton amie… ne faites partie des acteurs… De simples spectateurs… J’ai dit de simples spectateurs… La prochaine qui essaie de s’approcher… ou qui tente de déranger mon rituel… je la change en crapaud…
Les chuchotements caverneux de l’Ombre avaient retenti de façon autoritaire. La créature tenait Guillemot à sa merci… La jeune fille s’arrêta net. Le sentiment d’impuissance qui la submergea, et la profonde injustice qui l’accompagnait, lui fit monter les larmes aux yeux.
Derrière elle, Coralie partageait son émotion.
Elles reculèrent pas à pas jusqu’aux premières marches de l’escalier. Elles étaient si fascinées par ce qu’elles voyaient qu’à aucun moment ne leur vint l’idée de s’enfuir.
L’Ombre cessa soudain de leur prêter attention, comme si elles n’avaient jamais existé, et se concentra de nouveau sur le rituel qu’elle s’apprêtait à accomplir avec Guillemot et le grimoire. Ambre et Coralie s’efforcèrent de retrouver une respiration normale et d’apaiser les tremblements de peur qui les agitaient.
– Regarde, Ambre ! Qu’est-ce que l’Ombre est en train de faire à Guillemot ?
L’Ombre avait ouvert le Livre des Étoiles, et tentait de revigorer son prisonnier.
– Elle a l’air de trouver Guillemot trop faible pour son rituel.
– Tu ne crois pas que l’on pourrait en profiter pour s’approcher, sans se faire remarquer ?
L’Ombre tourna soudain vers elles ses yeux de braise. Elles se recroquevillèrent dans l’encoignure de la porte.