La colère empourpra les joues de Gérald, mais il n’ajouta rien. L’Ombre, ou plutôt Charfalaq, essayait de les troubler, de les démobiliser en les mettant en colère. Il ne fallait pas entrer dans son jeu.
Le Grand Mage se tourna ensuite vers le Seigneur Sha.
– Tiens ! Yorwan, jeune Sorcier brillant et prometteur, trop tôt parti de Gifdu ! Tu as manqué la bataille, dirait-on. C’est une spécialité, chez toi, la désertion ! Dis-moi, maintenant que nous en sommes aux confidences : qu’est-ce qui t’a poussé à t’enfuir avec le Livre des Etoiles ?
– Un appel au secours, que le Livre a lui-même envoyé, répondit Yorwan qui, saisissant l’occasion pour se justifier définitivement devant ses compagnons, ne releva pas les insinuations insultantes de Charfalaq. Je suppose que vous avez essayé de déchiffrer les pages interdites : vous avez, sans le savoir, déclenché une alarme magique qui a averti les gens de l’Ours d’un danger. J’étais depuis peu le correspondant de cette très vieille société à Ys. C’est à moi que l’on a confié le soin de mettre le grimoire en sûreté. La menace était diffuse, le Livre n’avait rien transmis de précis. J’ai cependant choisi, pour ne pas prendre de risque, de m’exiler dans le coin le plus perdu du Monde Incertain…
– Comme c’est touchant ! ricana Charfalaq. Moi qui croyais, comme cet imbécile d’Urien, que tu avais fui ton mariage avec cette sotte d’Alicia !
Gérald calma Yorwan en posant une main sur son épaule. Il ne fallait surtout pas répondre aux provocations du vieillard retors !
Le Grand Mage tenta sa chance avec Qadehar :
– Et toi, Qadehar, le plus grand Sorcier que la Guilde ait jamais eu en son sein ! Si franc, si droit, si honnête ! Cela a dû te faire mal, d’être désigné comme un traître !
– C’est vous qui avez monté cette sombre histoire, gronda-t-il. Vous qui avez organisé l’embuscade, avec Thunku, devant Djaghataël ! Vous qui m’avez nommé chef de l’expédition, pour pouvoir m’en attribuer l’échec si j’en réchappais. Soyez maudit ! Vous avez envoyé tous les Sorciers qui m’accompagnaient à une mort certaine !
– J’avoue que mon plan était bien ficelé. Il me manquait deux choses : le Livre des Étoiles, que le Seigneur Sha m’avait enlevé et dont il ne se séparait jamais, et Guillemot, ce fameux gamin aux grands pouvoirs dont parlait le grimoire, et que j’ai cherché si longtemps dans le Monde Incertain où il était écrit qu’il se trouvait, alors qu’en réalité il était à Ys, sous mes yeux ! En t’envoyant, Qadehar, dans un guet-apens en compagnie des meilleurs Sorciers de la Guilde, j’isolais Guillemot. En prévenant par l’intermédiaire d’une lettre anonyme le Seigneur Sha qu’un enfant qui pouvait être son fils se trouvait seul à Gifdu, je t’éloignais du grimoire. J’ai pu ainsi récupérer la première pièce de mon jeu. Quant à la seconde, bien qu’elle m’ait donné du fil à retordre, j’ai quand même fini par mettre la main dessus !
Tout en parlant, Charfalaq s’était rapproché du Livre et du garçon. Trop occupés à l’écouter, les Sorciers ne s’en rendirent pas compte.
– Mais pourquoi ? répéta Gérald qui avait du mal à accepter la terrible vérité. Pourquoi ? Cela n’était-il pas suffisant d’être le Maître de la Guilde, l’un des hommes les plus influents et les plus respectés d’Ys ?
– Tu te trompes, Gérald : je suis le seul personnage puissant d’Ys ! se vanta Charfalaq. Et cela grâce aux expéditions de l’Ombre – c’est-à-dire de moi-même ! – qui, en entretenant la peur des populations, a permis à la Guilde d’obtenir des prérogatives de plus en plus importantes, au détriment de la Confrérie des Chevaliers. Je suis également le véritable maître du Monde Incertain sur lequel je règne, grâce à mes prêtres, en inspirant la terreur…
– Tu paieras pour cela aussi ! menaça Qadehar.
Mais Charfalaq, avec une rapidité et une vigueur que son apparence ne laissait pas soupçonner, s’empara du Livre et agrippa le garçon resté à terre.
– Si tu approches, je le tue ! menaça-t-il d’une voix calme.
Qadehar s’arrêta net.
– Voilà qui est sage, commenta ironiquement le Grand Mage. J’ai en effet besoin de ce garçon pour ouvrir les dernières pages du Livre, et découvrir les sortilèges qui m’aideront à ajuster les Graphèmes au ciel du Monde Certain. Lorsque cela sera accompli, la magie ayant pris place dans l’ensemble du multivers, plus rien ne m’empêchera d’étendre mon pouvoir l’infini et de régner en maître absolu sur les Trois Mondes !
– Je t’en empêcherai ! gronda encore Qadehar en serrant les poings.
– Oh non, tu ne feras rien ! Tu ne voudrais tout de même pas que je fasse du mal à ton fils ?
Il y eut un temps de stupeur dans le laboratoire. Personne n’en croyait ses oreilles…
– Tiens ? ironisa le vieillard. Tu ne le savais pas ! Ou tu ne voulais pas le savoir… Tss tss ! Tu n’as jamais eu la curiosité d’aller voir dans son esprit ? Je ne te blâme pas : j’ai dû moi-même attendre, avant de pouvoir fouiller dans son crâne, que les Graphèmes s’assoupissent. Mais quand même, notre époque produit décidément de bien mauvais pères ! A commencer par toi, Yorwan, qui protège tendrement un grimoire mais qui abandonne ton enfant dans les sables du désert…
– Tu mens ! cria Qadehar.
– Que veux-tu dire, maudit vieillard ? s’étonna douloureusement Yorwan.
– Demandez donc à la Chasseresse !
En entretenant la conversation et en captivant l’intérêt des Sorciers, Charfalaq avait réussi à s’approcher d’une large pierre, différente de celles qui constituaient le dallage de la pièce. Elle était couverte de signes, profondément gravés. Qadehar comprit enfin le danger. Il bondit en avant, mais trop tard. Charfalaq prononça quelques mots et disparut instantanément, emmenant avec lui Guillemot et Le Livre des Étoiles.
– Un sortilège de délocalisation ! gémit Gérald en comprenant brusquement l’habile manœuvre du Grand Mage.
– Il peut être n’importe où, annonça Yorwan.
– Cela va être très difficile de suivre leur trace, soupira Qadehar, accablé.
Un silence profond, plein de désespoir et d’une résignation soudaine, envahit la pièce. Tout était fini, ils le savaient : ils avaient joué, et ils avaient perdu…
Au même moment, haletant, soufflant, Romaric, Gontrand, Bertram et Kyle firent brusquement irruption dans le laboratoire.
– Que s’est-il passé ? demanda Bertram.
– Guillemot ! Où est Guillemot ? cria Romaric.
Les Sorciers effondrés n’eurent pas besoin de prononcer une seule parole : un simple coup d’œil alentour révéla aux jeunes gens toute l’étendue du désastre.
XXXVII Le temple
Le Grand Mage se matérialisa avec Guillemot et le Livre des Étoiles dans une pièce beaucoup plus vaste que celle qu’ils venaient de quitter. Les murs jaunâtres étaient tendus de tapisseries brodées évoquant des scènes de la vie du terrible démon Bohor. Des lampes à huile, sur pied, diffusaient une lumière orange et, dans un coin, sur un guéridon étaient disposés des objets de culte. Le sortilège de délocalisation les avait conduits jusque dans un temple de Bohor, à Yâdigâr plus précisément. Charfalaq se félicitait d’avoir eu la bonne idée de graver le sortilège sur une dalle de son laboratoire. Un sourire de satisfaction flotta sur ses lèvres. Il se félicitait surtout d’avoir su imposer le fidèle Lomgo, sous des identités différentes, auprès des puissants du Monde Incertain : conseiller du Commandant Thunku, majordome du Seigneur Sha… Grâce à cela, il avait finalement pu récupérer le précieux grimoire à Djaghataël. Et si les tentatives de Thunku pour enlever Guillemot à Ys avaient échoué les unes après les autres, c’est quand même grâce à ce Thunku qu’il se trouvait aujourd’hui en sûreté dans la bonne ville de Yâdigâr ! Le Grand Mage fronça un instant les sourcils : où était passé Lomgo, d’ailleurs ? Il ne l’avait plus vu depuis que ces idiots avaient osé attaquer Yénibohor ! Il haussa les épaules. Désormais, plus rien n’avait d’importance, hormis le Livre et ce garçon qui allait lui en donner l’accès. Il serait bientôt le maître, le maître des Trois Mondes !