– NOOON !
Mais le Grand Mage n’eut pas le temps de bouger : depuis le Livre, les flammes bondirent sur lui. Il grogna, et son grognement se transforma en un cri de douleur, puis de désespoir, et enfin d’agonie quand naquit une troisième colonne lumineuse qui rejoignit les deux autres en direction des étoiles.
Lorsque, enfin tarie, l’invraisemblable quantité d’énergie magique acheva de se déverser dans l’espace, Guillemot glissa doucement sur le sol. On aurait pu croire qu’il avait une nouvelle fois perdu connaissance, mais son souffle était régulier et ses traits apaisés : il dormait.
Le Livre des Étoiles tomba également par terre, et le vent du soir, en se levant, feuilleta ses pages. A partir des deux tiers de l’ouvrage, elles étaient blanches, complètement vierges, comme si elles n’avaient jamais connu d’encre.
Juste à côté, à l’endroit où quelques instants plus tôt se tenait le Mage Charfalaq, chef de la Guilde et Grand Maître du culte de Bohor, il y avait un tas de poussière, qui disparut peu à peu, balayé par le même vent. Qadehar avait eu raison de dire un jour à son élève que la magie se nourrissait moins de certains corps que certains corps se nourrissaient de la magie ! Les Graphèmes partis, le vieillard s’était effondré, effrité, évanoui…
Au-delà, enfin, dans la nuit qui s’emplissait peu à peu d’étoiles, deux nouvelles constellations se mirent à briller, issues de la magie qui s’était répandue dans le ciel.
XXXIX Après la bataille
La nuit était tombée sur Yénibohor. Les gémissements des blessés montaient des campements de fortune installés par l’armée des Collines dans la ville conquise. Des hommes fouillaient les maisons dans l’espoir de trouver tables, chaises et même matelas qui amélioreraient le confort de la soirée, après cette rude bataille. On avait entassé dans la prison, pourtant vaste, les prêtres qui avaient échappé aux balles des Hommes des Sables et les Orks rescapés de l’armée de Thunku. Les morts, eux, avaient été allongés côte à côte dans l’avenue, en face de l’entrée de la ville. On entendait bien quelques éclats de rire, près des feux qui commençaient à s’allumer, mais il régnait surtout un sentiment de profonde lassitude.
Romaric, Gontrand, Bertram et Kyle, en découvrant Ambre et Coralie inanimées sur le sol du laboratoire, s’étaient immédiatement portés à leur secours. Elles avaient fini par reprendre connaissance, et Gérald, laissant Qadehar et le Seigneur Sha s’acharner sur le sortilège de fuite emprunté par l’Ombre, vint leur prodiguer quelques paroles réconfortantes. Dès que les filles purent se lever, le Sorcier les raccompagna tous les six en bas de la tour. En chemin, cédant à leur insistance, il finit par leur raconter dans le détail ce qui s’était passé. Puis il confia les jeunes gens à un Chevalier qui les conduisit dans une des maisons proches de la tour.
Ils y retrouvèrent Thomas, allongé sur une paillasse et veillé par Agathe et Toti, assis à ses côtés. Ambre, encore très faible, s’appuyait sur Bertram qui n’aurait laissé ce soin à personne d’autre. Coralie, dont le visage et la peau avaient, à son réveil et à son grand soulagement, retrouvé une apparence normale, était soutenue par Romaric. Deux Chevaliers, répondant aux noms d’Ambor et Bertolen, le visage marqué par la fatigue et l’armure percée de coups, avaient reçu l’ordre exprès du Commandeur et de Kushumaï de rester auprès d’eux et de leur manifester une attention à la fois vigilante et prévenante…
– Comment ça va, Thomas ? demanda gentiment Gontrand en s’approchant du blessé.
– Mon épaule et ma jambe me font atrocement mal, répondit le garçon d’un ton bourru. Mais il paraît que si je les sens encore, c’est bon signe !
– Ce qui est surtout bon signe, c’est que tu sois encore en état de plaisanter, grimaça Agathe qui semblait éprouvée par le rôle d’infirmière qu’elle avait dû, bien malgré elle, endosser.
– Merci, Agathe, d’être restée avec lui, dit Gontrand en posant une main sur son bras.
– C’est Toti qu’il faut remercier, pas moi : c’est lui qui s’est occupé de Thomas.
Agathe, tout en parlant, posa sa main sur celle de Gontrand, qui ne la retira pas.
– Oh, vous savez, ce n’était pas grand-chose, se défendit maladroitement Toti.
– Viens là, Toti, lui lança Kyle. Je suis fier de toi, continua-t-il en le pressant contre lui, avec un peu de rudesse parce qu’il était un garçon du Désert et qu’un garçon du Désert ne devait pas montrer ses émotions. Tu as fait honneur au Monde Incertain !
Ambor et Bertolen se tenaient à l’écart, pour ne pas gêner les retrouvailles de ces enfants qui s’étaient, chacun à sa mesure, comportés dans cette bataille comme de véritables héros.
– Et… Guillemot ? se hasarda à demander Agathe.
– Parti. Emmené par l’Ombre. Les Sorciers n’ont rien pu faire. Ils sont sur sa trace…, répondit Ambre dont le menton tremblait comme si elle allait se mettre à pleurer.
– Allons, Ambre, la réconforta Coralie, tu sais très bien qu’on a fait tout ce qui était possible ! Et toi plus encore que nous.
– Ce n’est pas vrai, hoqueta-t-elle. Moi j’étais ensorcelée, conditionnée par cette femme aux yeux verts ! J’ai fait ce qu’elle voulait que je fasse. Alors que toi, toi Coralie, personne ne t’obligeait à venir m’aider ! Tu as eu très mal, je l’ai senti. Et tu es restée, tu m’as sauvé la vie !
Elle s’effondra en pleurs contre l’épaule de sa sœur et la serra avec force. Coralie lui caressa les cheveux et se mit à pleurer, elle aussi. Personne n’osait rien dire. C’était la première fois que ses amis voyaient Ambre pleurer. Même s’ils n’avaient pas assisté à la scène, dans la tour, ils savaient que Coralie avait montré un courage dont ils n’auraient sans doute jamais été capables eux-mêmes…
Urien de Troïl fit soudain irruption dans la pièce. Il était hirsute, et avait le visage encore tout maculé de sang. Il sentait fortement la sueur. Ambor et Bertolen se levèrent et le saluèrent respectueusement. Le vieux Chevalier s’était battu comme un lion… Urien s’approcha des jeunes gens. Il tapota affectueusement la joue de Romaric, son neveu, puis demanda de sa voix grave :
– Lequel d’entre vous est Toti ?
– C’est moi…, répondit timidement le garçon.
– As-tu un frère que tout le monde surnomme l’Archer et qui commandait la troupe des brigands ?
– Oui. Pour… pourquoi ?
Urien le regarda droit dans les yeux.
– Sois fort, petit. Ton frère est mort. Tombé pendant la bataille. Au champ d’honneur.
Toti baissa la tête. Des larmes perlèrent à ses yeux. Il emboîta le pas à Urien, comme un automate, et quitta la maison. Ses amis, sauf Thomas bien sûr qui fit signe qu’il pouvait très bien rester seul, suivirent le mouvement.
Le corps de l’Archer avait été déposé devant la maison par une dizaine de brigands, à la lueur des torches. Lorsque Toti apparut sur le seuil, ils s’avancèrent tous cérémonieusement et lui serrèrent la main avec gravité. Toti resta un long moment immobile devant son frère étendu. Puis il se jeta contre lui et donna libre cours à son chagrin, en pleurant et en donnant des coups de poing sur la poitrine immobile.
– Tu m’as laissé… tout seul… Tu m’as abandonné… Je suis tout seul maintenant !
– Arrête, petit, dit Urien en le relevant. Ton frère ne reviendra pas. Il faut te montrer digne de son sacrifice.