Sa vraie mère était donc cette femme aux yeux verts, qui avait transformé Ambre en terrible Hamingja, qui vivait au milieu des bêtes sauvages dans une sombre forêt du Monde Incertain et qui commandait aux hommes d’une société secrète ! Ce n’était pas exactement comme cela que Guillemot s’imaginait une maman. Il l’avait dit à Alicia, comme il l’avait timidement avoué à Kushumaï qui était venue le voir, un jour, sur son lit d’hôpital.
Kushumaï lui avait souri, caressé les cheveux, et lui avait répondu qu’elle regrettait que les choses se soient passées ainsi. Qu’elle regrettait d’avoir dû l’abandonner pour le mettre à l’abri dans un monde éloigné de celui des prêtres de Yénibohor, mais que ses responsabilités étaient si importantes, pour tant de gens, qu’elle n’avait pas pu se permettre de se fier à ses sentiments. Qu’elle était déçue mais qu’elle comprenait et acceptait sa décision de rester à Ys, auprès d’Alicia. Qu’il pourrait venir chez elle quand il le voudrait… Guillemot avait répondu qu’il n’y manquerait pas. Il lui promit de profiter des fois où il accompagnerait Alicia voir Kyle, dans le Monde Incertain.
Car Kyle était le véritable fils d’Alicia, celui que Kushumaï avait pris et déposé dans le Désert Vorace. C’était l’enfant qu’Alicia avait eu de Yorwan. L’Ombre n’avait pas menti en le lui révélant, pour l’inciter à quitter Djaghataël. Ce qu’elle ignorait alors, c’est qu’il avait été échangé. Et l’échange à la maternité expliquait que le Seigneur Sha n’avait pas identifié Guillemot, dans les sous-sols de Gifdu. Aujourd’hui, Yorwan avait retrouvé Alicia, son amour de toujours, et le fils qu’il cherchait ! Seule ombre au tableau : Kyle refusait obstinément de venir habiter à Ys. Sa vie à lui était dans le Désert Vorace, parmi les Hommes des Sables. Yorwan, qui connaissait et qui respectait le Peuple du Désert, s’était rapidement fait une raison. D’autant que la communication entre les deux mondes était facile ! Ce fut beaucoup plus dur pour Alicia, qui avait beaucoup pleuré, mais s’était finalement rangée aux arguments du père et du fils. Comme Kyle se réjouissait malgré tout d’avoir retrouvé ses parents, ils convinrent de retrouvailles fréquentes, dans le Monde Incertain pour les solstices, et au Pays d’Ys à l’occasion des équinoxes.
– Je parie que tu vas me dire que tu es juste passé m’embrasser, sans m’embrasser d’ailleurs ! Et que tu as beaucoup de travail, que tu ne peux pas rester…
– Ne m’en veux pas, soupira le Sorcier. En ce moment, tout le monde me réclame, comme si, brusquement, j’étais devenu indispensable ! Je te promets que nous rattraperons le temps perdu plus tard, quand tu seras sorti…
– Ne t’inquiète pas, je ne t’en veux pas, le rassura Guillemot en lui prenant la main. Je te taquine, c’est tout !
Le deuxième choc, donc, qu’avait dû affronter Guillemot à son réveil avait été d’apprendre que son père, ce père qu’il croyait en exil définitif dans le monde réel et qu’il avait tellement désiré, ce père était… Maître Qadehar ! Et on lui avait rapporté que Maître Qadehar avait été autant surpris que lui de l’apprendre ! Kushumaï ne lui avait jamais dit qu’elle attendait un enfant et, comme tous les deux s’étaient rapidement perdus de vue, le Sorcier n’avait eu aucun moyen de le deviner…
Enfin, les rapports qu’entretenaient Qadehar et Guillemot avaient à présent complètement changé. Qadehar pouvait maintenant donner libre cours à son affection pour son Apprenti, et l’attitude du Maître pour son élève était rapidement devenue celle d’un père pour son fils. Cette évolution avait été d’autant plus facile que Guillemot, et c’était là le troisième choc qu’il avait dû subir, ne pouvait plus rester Apprenti Sorcier…
Il avait en effet perdu tous ses pouvoirs. Ses pouvoirs magiques avaient disparu dans les étoiles, lorsqu’il avait déclenché la rupture du rituel…
Il avait mis du temps à accepter que plus aucun Graphème, jamais, ne répondrait à son appel. Il se sentait, tout comme le Seigneur Sha dans le Monde Certain, simplement ordinaire…
– Je t’ai apporté de quoi lire, annonça Qadehar en déposant sur la table de chevet quelques romans d’aventures. Mais tous ces récits doivent te sembler bien fades, maintenant !
– Détrompe-toi ! C’est agréable de découvrir, bien au chaud dans son lit, les aventures extraordinaires qui arrivent aux autres.
– Rétablis-toi vite, dit le Sorcier en prenant congé de son ancien Apprenti. J’ai hâte que nous puissions reprendre nos promenades sur la lande !
Guillemot le regarda, avec de grands yeux implorants. Qadehar eut un sourire maladroit, puis se décida brusquement : il se pencha et embrassa son fils sur le front. Le garçon était ravi.
– Sois sage ! lança le Sorcier en quittant la chambre.
– Toi aussi !
Guillemot regrettait que Qadehar ne lui rende pas plus souvent visite. Il aimait autant rire et se blottir contre Alicia que discuter des heures avec son Sorcier de père. Mais ce dernier avait été élu Grand Mage, à la place de Charfalaq, et il avait énormément de travail, ne quittant Gifdu que trop rarement. Depuis que la partie considérée comme dangereuse du Livre des Étoiles s’était effacée, lors de la fameuse nuit sur le toit du temple de Yâdigâr, les rapports entre la Guilde et la Confrérie du Vent s’étaient clarifiés. Qadehar s’efforçait donc d’établir de vrais liens d’amitié et de confiance entre Sorciers et Chevaliers. Il travaillait aussi sur un projet d’installation de monastères dans le Monde Incertain. On racontait d’ailleurs qu’il s’y rendait parfois lui-même, et on se demandait si le premier établissement de la Guilde n’allait pas ouvrir ses portes du côté de l’Irtych Violet…
Guillemot jeta un coup d’œil sur le réveil, posé sur la table de chevet. Il allait bientôt recevoir la visite d’Alicia. Elle venait tous les jours vers midi, seule. Ils déjeunaient ensemble, chacun un plateau sur les genoux. Jamais Guillemot ne s’était senti aussi proche d’elle. Il devinait qu’elle regrettait de ne pas être tout à fait sa mère et, en même temps, elle avait presque honte de la joie qui l’animait d’avoir retrouvé l’homme qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer, parti comme un voleur et revenu en héros. Elle tenait à prouver à Guillemot que Kyle ne prendrait jamais sa place dans son cœur. Guillemot tentait de lui faire comprendre qu’elle n’était pas responsable de toutes ces confusions du passé, et qu’elle n’avait rien à se reprocher, puisqu’il y avait toujours une place pour lui. N’était-il pas le plus heureux des garçons ? Kushumaï lui avait ouvert les bras en le laissant libre, il respectait et admirait Yorwan, Alicia l’aimait comme on aime un fils, et son père, enfin, lui avait été rendu…
Il laissa ses pensées vagabonder un moment encore. Le visage de l’Ombre lui revint en mémoire, inquiétant tout d’abord, puis effrayant, pour ensuite prendre les traits du Grand Mage, ricanant, fatigué et terrifié, au moment où la magie qui le tenait encore en vie s’était enfuie vers les étoiles. La figure d’un autre vieillard apparut aussitôt après : celle d’Eusèbe de Gri, qui l’avait enlevé en empruntant l’apparence de Bertram. Qadehar lui avait dit que le Mage de Gri s’était échappé et avait disparu, certainement en fuite dans le Monde Incertain. Mais il l’avait aussitôt rassuré : il n’échapperait pas longtemps aux hommes de Kushumaï ! La Société de l’Ours avait lancé une grande opération pour retrouver le Commandant Thunku et son conseiller, un prêtre dangereux du nom de Lomgo, disparus tous deux pendant le siège de Yénibohor.
Kushumaï… Guillemot se rappelait encore la grimace d’Ambre quand elle lui avait raconté leur discussion, au cours de l’une de ses visites. La Chasseresse s’était longuement expliquée sur l’occasion inespérée qu’Ambre avait alors représentée de servir à protéger Guillemot, cela malgré elle, en tant qu’Hamingja, c’est-à-dire en tant que personne ensorcelée et conditionnée. Kushumaï lui avait présenté des excuses sincères, mais Ambre avait senti qu’elle ne regrettait rien et que, si c’était à refaire, elle recommencerait, sans tenir compte de la douleur qu’elle pouvait ressentir, ni des risques que cela comportait pour sa santé, physique et mentale. Cette capacité à sacrifier sans état d’âme ce qu’elle considérait comme des petites choses pour préserver les grandes avait renforcé l’admiration de son amie pour cette femme décidément hors normes, au-delà du bien et du mal, comme l’était la nature dont elle se réclamait la fille. Mais elle avait aussi provoqué chez Ambre une défiance irrémédiable, et savoir que Kushumaï était la véritable mère de Guillemot la mettait mal à l’aise. « Heureusement, lui avait-elle dit sur un ton moqueur, et avec un clin d’œil, que Qadehar est ton père : il équilibre ton héritage ! »