– Dans ce cas, déclara Romaric, qu’est-ce qu’on attend pour y aller ?
– Holà, holà ! s’exclama Gérald d’un ton autoritaire, accompagnant ses paroles d’un geste leur signifiant de ne pas s’emballer. Vous n’irez nulle part ! La situation est déjà assez confuse comme ça. N’allez pas en rajouter ! Vous allez tous rentrer sagement chez vous. De mon côté, je vais immédiatement aller voir le Prévost. Il décidera de ce qu’il convient de faire.
Gérald se leva. Ambre allait s’insurger contre le discours du Sorcier, quand Romaric lui fit un signe et un clin d’œil.
Gérald paya l’addition et salua les jeunes gens.
– Bertram, dit-il enfin, je compte sur toi pour que ce petit monde ne fasse pas de bêtises. D’accord ? Bon, au revoir !
– Au revoir ! répondirent-ils en chœur.
Dès que le Sorcier eut quitté la taverne, ils se regardèrent les uns les autres.
– Vous savez à quoi je pense ? demanda Romaric en faisant mine d’examiner les ongles de sa main.
Un sourire illumina aussitôt le visage de chacun des amis réunis, à l’exception de Bertram…
VI Une décision insensée
– Qu’est-ce que vous en dites ? demanda Romaric, après avoir exposé son plan.
– Ça me va, dit Ambre en hochant la tête. Ça me va même très bien.
– Guillemot est en danger, on ne peut pas rester là sans bouger ! confirma Gontrand.
– Oh… moi, tant que je suis avec vous…, se contenta de dire Coralie en coulant un regard vers Romaric.
Ils se tournèrent vers Bertram, qui ne pipait mot.
– Et toi, Bertram ? demanda Romaric.
– Désolé, mais ton plan a une faille, répondit le jeune homme.
– Ah oui ? Laquelle ?
– Pour se rendre dans le Monde Incertain, il faut ouvrir la Porte du Monde Incertain. Il vous faut donc un Sorcier…
– Et tu n’es pas Sorcier, peut-être ? lui lança Ambre.
– Si, répondit-il, je suis Sorcier. Mais qui vous dit que j’accepterai de vous aider ? Mon parrain m’a demandé de veiller à ce que vous ne fassiez pas de bêtises. Et cette idée d’aller retrouver Guillemot dans le Monde Incertain, ça ressemble fort à une bêtise !
– Lâcheur, laissa tomber Gontrand.
– Lâcheur ? Traître, oui ! s’écria Ambre en fusillant Bertram du regard.
– Taisez-vous ! intervint Romaric. Bertram a raison : sans son aide, nous sommes cloués ici.
– Que faut-il faire pour que tu changes d’avis ? demanda Ambre avec hargne, en se tournant vers le jeune Sorcier. Te supplier peut-être ?
– J’avoue que cela ne me déplairait pas, répondit-il avec un sourire en coin. Mais c’est inutile : le plan de Romaric est trop dangereux, un point c’est tout.
– Et si je t’embrassais ? proposa Coralie. Les gentes dames embrassent toujours les héros, pour leur redonner du courage.
– Cela ne me déplairait pas non plus ! dit Bertram avec une petite lueur malicieuse dans l’œil. Mais…
– Bah ! Laissons tomber, soupira Romaric tout en donnant un discret coup de pied à Gontrand. De toute façon, ce plan est complètement foireux…
– Foireux ? Comment ça, foireux ! s’insurgea Ambre. Je le trouve au contraire…
– J’ai bien dit foireux, répéta Romaric en l’interrompant brutalement, parce que c’est évident que, même s’il l’avait voulu, Bertram aurait bien été incapable d’ouvrir la Porte du Monde Incertain !
Bertram hoqueta de surprise.
– Remarque, renchérit Gontrand après un regard complice vers Romaric, il n’y peut rien : ouvrir les Portes de la colline, ce n’est pas donné à tout le monde.
– Mais… mais je…
– C’est vrai, reprit Romaric, j’ai toujours entendu dire que seuls les Sorciers de premier plan avaient les capacités magiques pour réaliser ce tour de force.
– Bertram est un Sorcier de premier plan ! le défendit Coralie.
– Exactement ! s’exclama Bertram. Je suis tout à fait capable d’ouvrir la Porte du Monde Incertain. Tudieu ! Je vous le prouverai cet après-midi même !
– Bravo ! enchaîna Gontrand avant que l’exaltation du Sorcier ne retombe. Je te retrouve enfin. Levons nos verres à notre héros !
– A Bertram ! Et à Guillemot, que nous allons délivrer dans le Monde Incertain !
Ils entrechoquèrent leurs gobelets et leurs tasses. Bertram bomba le torse comme un paon.
– Bon, dit Ambre, il n’y a pas de temps à perdre. Mettons-nous en route sans plus tarder. Guillemot court peut-être un grave danger.
– C’est vrai, acquiesça Romaric en se levant de table. Allons-y !
Au même instant, ils entendirent s’élever une voix dans leur dos :
– Désolé, les gars, mais…
–… vous n’irez nulle part sans nous !
Ils firent volte-face. Surgis de l’alcôve où ils se tenaient cachés, Agathe de Balangru et Thomas de Kandarisar se tenaient devant eux, l’air décidé.
Agathe était une grande fille un peu maigre, aux yeux et aux cheveux noirs, à la bouche trop grande. Comme son comparse, Thomas, elle s’apprêtait à fêter son quatorzième anniversaire. Elle avait été autrefois la grande ennemie de Guillemot au collège, avant d’être enlevée par des Gommons dans le Monde Incertain… et avant que Guillemot et ses amis ne la délivrent… Depuis, elle s’était prise d’une sorte de passion pour l’Apprenti Sorcier, ce qui n’était pas vraiment du goût d’Ambre.
Thomas, un garçon costaud et trapu, roux, plutôt boudeur, était le meilleur ami d’Agathe. Guillemot l’avait sauvé des griffes d’un monstre, et depuis cet épisode il lui vouait une reconnaissance sans bornes.
– Thomas ? Agathe ? Qu’est-ce que vous faites là ? s’étonna Romaric.
– Le hasard fait parfois bien les choses ! répondit Agathe. On avait une interro d’histoire, cet après-midi. On n’était pas tout à fait au point, lui et moi, alors on a sagement évité d’y aller… Et pour ne pas se faire remarquer, on s’est réfugiés à la Taverne du Vieux qui Louche.
– Et Agathe a reconnu Bertram quand il est entré, ajouta Thomas.
– On a compris qu’il se passait quelque chose, alors on a décidé d’attendre, continua-t-elle.
– Et on ne s’est pas trompés ! enchaîna Thomas. On a entendu toute votre histoire !
– Alors voilà, dit Agathe en croisant les bras dans une attitude de défi : vous nous mettez dans le coup, ou on raconte ce qu’on sait aux gardes du Prévost.
Il y eut un silence, chacun se jaugeant du regard. Puis, en voyant qu’Agathe et Thomas n’avaient pas l’air de plaisanter, Romaric se rassit et invita tout le monde à en faire autant.
– Je tiens à vous prévenir, commença Romaric, on va prendre des risques, ce sera dangereux.
– Guillemot n’a jamais hésité à venir à notre secours, même quand c’était dangereux, répondit Agathe. Pas vrai, Thomas ?
– C’est vrai, répondit le rouquin. Il aurait pu se sauver, le jour où on a été poursuivis par le Gommon sur la plage : mais il a fait demi-tour pour venir nous aider… Rien ne l’obligeait à le faire.
– Bon, d’accord, convint Romaric. On a tous une dette envers Guillemot.
Ambre fit la moue.
– Les motivations d’Agathe ne me semblent pas très claires…, annonça-t-elle.
– Écoute, Ambre, répondit la grande fille en rougissant légèrement, j’avoue m’être mal comportée, lors des fêtes de Samain, à Dashtikazar. Mais j’ai juré, et tous tes amis en sont témoins, que je… enfin, que Guillemot… ne m’intéressait plus.
– C’est vrai, confirma Coralie, elle l’a juré.