– Regardons les choses en face, intervint Gontrand qui s’était jusque-là tenu à l’écart de la discussion : nous ne serons pas trop de sept pour sauver Guillemot des griffes de son ravisseur !
– Gontrand a raison, dit Thomas. Arrêtons de nous disputer. Ce qui compte, maintenant, c’est la vie de Guillemot.
– D’autant que je n’ai pas l’impression qu’on est vraiment prêts pour séjourner dans le Monde Incertain, déclara Agathe. On ferait bien de passer d’abord chez moi pour nous équiper !
Bertram ne disait rien. Il était blanc comme un linge.
– Bertram ? Ça va ? demanda Coralie.
– Oui…, marmonna-t-il. Disons que… hum… ouvrir la Porte, c’est déjà difficile, et… et je ne sais pas si je serai capable d’emmener six personnes…
– On te fait entièrement confiance, Bertram le Sorcier, dit Ambre en lui tapotant amicalement l’épaule.
– Tu es le plus fort ! ajouta Coralie en battant des paupières.
– Sous ta protection, je suis certaine que nous pourrions combattre l’Ombre elle-même, renchérit Agathe avec un sourire enjôleur.
– Tudieu ! s’exclama Bertram en se levant brusquement, soudain revigoré. Qu’est-ce qu’on attend pour partir ?
VII L’œuf cosmique
Guillemot reprit connaissance sur le dallage froid d’une pièce obscure. Il mit un moment à recouvrer ses esprits. Il lui semblait revenir de très loin, et le seul fait de se remettre à penser était douloureux. Que s’était-il passé ? Bertram était venu le chercher chez lui, à Troïl, et ils étaient partis sur la lande. Mais était-ce bien Bertram… Sinon de qui s’agissait-il, au juste ? Et que voulaient-ils faire ? Ah oui, ils voulaient aller dans le Monde Incertain, à la recherche de Maître Qadehar. Mais il s’était produit quelque chose… Soudain, toute la scène lui revint en mémoire : Bertram qui l’étranglait, Bertram qui se transformait en vieillard ricanant !
Au prix d’un effort colossal, il parvint à s’asseoir. Il laissa ses yeux s’habituer à la pénombre. Il se trouvait dans une vaste pièce, ronde et nue, à l’exception d’une paillasse, d’une couverture et d’un broc d’eau. Une lucarne, protégée par des barreaux, laissait passer la faible lueur du jour, et donnait une idée de l’épaisseur des murs, constitués comme le sol d’énormes blocs de pierre grise. Enfin, une solide porte en bois, ferrée, était la seule issue du cachot. Car il s’agissait bien d’un cachot !
Soudain, une voix s’éleva dans le silence de la pièce.
– Alors, le sol de ta prison n’est pas trop dur ?
Guillemot sursauta et se tourna vers la porte. Elle était entrouverte. Un homme, qu’il ne vit pas tout de suite, se tenait dans l’embrasure. Il reconnut le vieillard qui avait pris les traits de Bertram.
Le Mage de Gri cracha par terre et ricana.
– Je m’en voudrais de ne pas traiter comme il le faut le grand Guillemot, l’idole des Sorciers de la Guilde, l’élève chéri de cet imbécile de Qadehar !
Guillemot fit un effort pour se relever. Sa tête lui faisait un peu moins mal, et la sensation de vertige avait maintenant disparu.
– Qui êtes-vous ?
– Je suis avant tout le fidèle serviteur de celui qui règne en maître dans ce monde. Et au Pays d’Ys, continua-t-il avec sarcasme, je joue le rôle de Mage, dans le monastère de Gri…
– Vous êtes un Sorcier ! s’exclama Guillemot. Vous avez fait appel à la magie pour prendre l’apparence de Bertram ! Mais comment…
Le Mage de Gri l’interrompit d’un geste moqueur.
– Petit naïf… Tu t’imaginais donc tout connaître de la sorcellerie après six mois d’Apprentissage ? Raidhu n’est pas seulement le Chariot du voyage, c’est aussi la Voie vers les transformations ! Dagaz permet de masquer son identité, Féhu de créer une autre image de soi, et Uruz de la fixer. Le reste n’est rien d’autre qu’une affaire de sort à tisser…
– Je sais déjà tout ça ! répondit Guillemot en haussant les épaules. Je me demandais simplement comment vous aviez fait pour savoir que Bertram devait venir chez moi.
Le Mage de Gri marqua une pause, visiblement stupéfait. Les paroles de l’Apprenti et le calme avec lequel il les avait prononcées l’avaient quelque peu ébranlé. Quel aplomb, quelle assurance montrait ce jeune garçon ! Le Maître avait-il raison ? Guillemot de Troïl était-il donc capable d’accéder aux ultimes sortilèges du Grand Livre ?
– J’ai intercepté votre conversation mentale, l’autre soir, expliqua laconiquement le Mage. Je n’étais pas particulièrement à l’écoute, mais tu as projeté ton Lokk vers Bertram avec tant de force que je n’ai pas pu faire autrement que de l’entendre ! Mais ça suffit, dit-il soudain en faisant mine de partir, le Maître ne tardera pas à venir te voir. Je dois quant à moi rentrer au Pays d’Ys et reprendre sagement mon rôle de Mage, à Gri ; ce serait dommage que la Guilde ait des soupçons !
Il hoqueta d’un rire sec.
Puis la porte se referma sur le vieux Sorcier, et Guillemot se retrouva seul. Il se sentit tout à coup profondément abattu. Il avait beaucoup pris sur lui pour rester brave devant le Mage de Gri. Maintenant que le Sorcier était parti, il pouvait relâcher la tension. Le désespoir l’envahit soudain. Cette fois, les jeux étaient faits. Il était bel et bien prisonnier de celui que le Mage avait appelé son maître, et qui n’était autre que l’Ombre elle-même ! Personne ne savait où il était : personne ne lui viendrait donc jamais en aide. Il était perdu. Alors, les paroles de Kor Mehtar, le roi des Korrigans, lui revinrent à l’esprit, et il prit peur : « Je n’envie pas ton sort, qui sera pire que la mort », lui avait-il dit quand, sur la lande, il avait décidé de le livrer à l’Ombre… Que lui voulait cette créature diabolique ? Et surtout, qu’allait-elle lui faire ? Ravalant ses larmes, Guillemot se dirigea vers la paillasse et s’y laissa tomber. Puis il ferma les yeux et souhaita de toutes ses forces qu’il ne s’agisse que d’un horrible cauchemar.
Lorsqu’il les rouvrit, un long moment s’était écoulé. Il avait sombré dans un sommeil comateux d’où il émergea avec peine. Un regard alentour lui confirma malheureusement qu’il ne s’agissait pas d’un mauvais rêve…
Il s’obligea à se mettre debout. Bon sang ! Il n’avait pas échappé à des Gommons, ni affronté des Orks, ni faussé compagnie à Thunku pour atterrir aussi bêtement dans ce cachot, dans les griffes de l’Ombre ! Il devait faire quelque chose. N’importe quoi, pourvu qu’il agisse. Même si c’était sans espoir…
Il pensa à son Maître, et cela lui donna du courage. En réfléchissant encore un peu, il reconnut lui-même qu’il n’était pas sans ressources. Depuis qu’il pratiquait la magie, il avait réussi des tours incroyables. Bertram le lui avait fait remarquer, et Gérald aussi. Guillemot avait même réussi à tenir tête au Seigneur Sha, grâce à un Lokk de son invention ! L’Ombre allait voir ce qu’elle allait voir ! Mais… Par où commencer ?
Guillemot décida de procéder dans l’ordre, mais sans perdre de temps. Il élabora un Lokk de communication et le projeta en direction de Qadehar dont il avait formé le visage dans sa tête. Le Lokk lui revint assez brutalement en pleine figure, et cogna avec un petit bang son esprit.
Surpris, Guillemot recommença à plusieurs reprises avant de comprendre : les murs de son cachot avaient été imprégnés d’un sortilège destiné à bloquer les communications. Ce qui voulait dire que, même si son Maître savait qu’il était dans le Monde Incertain et cherchait à le localiser, il n’y parviendrait pas.
« Bon, au moins, c’est clair, se dit l’Apprenti : je sais que je ne dois compter que sur moi ! »