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Lorsque le propriétaire lui demande si elle a des enfants, il faut bien lui avouer les jumeaux de onze ans. Un personnage aussi soigneux ne voudra certainement pas d'enfants chez lui. Les parquets ! Les murs ! Adieu, avenue de La Jostellerie…

— Vous avez l'air bien jeune pour avoir des enfants de cet âge-là, remarque le propriétaire, qui ne semble pas du tout offusqué par l'annonce de cette double maternité.

Colombe reprend espoir. Elle hausse les épaules joliment, fait la moue.

— Que voulez-vous, monsieur, j'ai commencé tôt…

Il la trouve drôle. Et charmante. Quand elle lui dit qu'elle travaille à mi-temps dans l'édition et que son mari dirige une petite entreprise d'informatique, il sait qu'il a débusqué la locataire idéale.

— Votre prénom ? lui demande-t-il, la pointe du stylo affûtée.

— Colombe.

Il inscrit :

— Colombe Barou. Tiens, c'est amusant ça. « Colombarou ».

Elle lui lance un regard un peu ironique, mais n'ajoute rien.

Le propriétaire note ses coordonnées, prend les références bancaires, les renseignements nécessaires.

— Passez ce soir avec M. Barou. Il verra votre futur appartement.

Colombe s'étonne.

— Mais… il y a encore beaucoup de monde dans l'escalier…

Le propriétaire lui sourit.

— Peut-être. Pourtant c'est vous que j'ai choisie. Revenez donc avec votre famille. À ce soir.

Colombe file. Le cœur triomphant, elle n'ose croiser le regard morne des gens qui s'entassent dans l'escalier. Dire que désormais, ces marches, cette rampe, cette entrée, cet immeuble, c'est chez eux. Une fois dehors, elle esquisse un petit pas de danse, celui de Gene Kelly dans Singing in the Rain, lorsqu'il saute à pieds joints dans le caniveau. Pas une goutte sous les semelles de Colombe, mais toute la grâce d'une ancienne ballerine qui a poussé trop vite.

Encore un qui a été rassuré par cette lisse image de mère de famille. Gentille. Calme. Un peu fade. Certaines femmes se servent de leur beauté pour arriver à leurs fins. D'autres, de leur intelligence. Colombe, elle, a toujours joué de ce qu'elle appelle sa « transparence » : une capacité à faire le caméléon, à se fondre dans la masse, à n'inspirer ni crainte ni méfiance. Elle avait été une fillette silencieuse, réfléchie, qui préférait écouter les conversations des grandes personnes plutôt que de jouer avec les enfants.

Longue et mince, Colombe frise le mètre quatre-vingts, se tient un peu voûtée, comme si elle avait honte de sa taille, que pourtant on remarque rarement, tant elle s'évertue à passer inaperçue. D'ailleurs, on ne remarque pas grand-chose de Colombe, sauf peut-être son regard mordoré et la finesse de ses traits. L'œil des autres glisse sur elle. Rien ne l'accroche. Et elle ne fait rien pour le retenir.

On ne remarque pas qu'elle est jolie, que ses cheveux sont épais et brillants, que sa bouche ressemble à un fruit. On ne remarque pas les fossettes qui s'impriment sur ses joues lorsqu'elle sourit, ni sa peau blanche, aussi onctueuse qu'une coulée de crème fraîche. Tout en elle est dissimulé, rentré vers l'intérieur, comme si au-dessus de sa tête, on avait éteint un projecteur. Colombe est une femme de l'ombre, de celles qui sortent rarement de leurs gonds, toujours prêtes à rendre service, et que tout le monde rêve d'avoir pour voisines.

« Quelqu'un de bien. »

Les jumeaux attendent leur mère devant le collège. Colombe s'étonne souvent qu'ils aient partagé son ventre pendant sept mois, car ces dizygotes n'ont rien de deux frères, encore moins d'une paire de jumeaux. Balthazar, tout en jambes, est longiligne et pâle comme Colombe. Oscar, court sur pattes et mat de peau, est le portrait craché de Stéphane, leur père. Balthazar parle peu, Oscar, trop. Ils se disputent souvent. Balthazar serre les dents et distribue des coups de pied et de poing vicieux. Oscar, prolixe, réplique par d'ignobles insultes. Cela se termine toujours mal. Parfois, Colombe perd patience. Mais contrairement à Stéphane, elle parvient à se maîtriser, et de ses longues mains blanches, elle les sépare, les console, les câline.

Colombe aperçoit ses fils et leur fait un petit signe. Balthazar dépasse son frère d'une tête. C'est toujours lui qui la voit en premier.

— J'ai trouvé un appartement, leur annonce-t-elle.

L'excitation est à son comble. Les questions fusent. À tue-tête, Oscar en pose deux par seconde. Balthazar sautille sur place en poussant des cris de joie.

— Où est-il ? Est-ce que j'ai une chambre pour moi ? Est-ce qu'il est grand ? Est-ce que c'est loin ? Est-ce que papa l'a vu ? C'est quand le déménagement ? On peut y aller maintenant ? Tout de suite ?

— Il faut patienter encore un peu, dit Colombe, qui a du mal à se faire entendre. Jusqu'à six heures.

Comme à son habitude, Oscar râle. Balthazar, avec son flegme coutumier, hausse les épaules. Colombe aime les silences de Balthazar, comme elle ne se lasse pas du pépiement d'Oscar. Sur le chemin du retour, elle les tient chacun par la main. Ils sont encore ses bébés. Mais plus pour longtemps. Demain, l'adolescence sera là, et son cortège d'ennuis. Balthazar ne viendra plus se blottir contre elle. Oscar préférera sortir avec ses copains plutôt que de rester avec sa mère. Ils ne voudront plus qu'on les appelle « Balthoscar », ce drôle de surnom que leur a donné leur père. Ils deviendront vite, trop vite, des hommes. Des hommes à la voix cassée et au menton qui pique.

Avenue de La Jostellerie, le propriétaire les attendait. Il offre du Coca aux garçons et, à leur mère, un kir qu'elle accepte. Elle y trempe ses lèvres une fois avant de poser son verre sur le guéridon.

— Où est votre mari ? demande le propriétaire.

— En voyage. Il est souvent en voyage, dit Colombe.

— Vous serez bien ici, poursuit le propriétaire, au calme. C'est rare d'avoir un côté cour, un côté jardin, et autant de soleil. Je suis certain que votre mari sera très content.

— Oui, murmure Colombe.

D'un air rêveur, elle contemple la pièce. Ce serait leur salon. Les canapés ici… Son bureau là… Il faudrait de nouveaux rideaux à cette fenêtre… Des stores… Le kilim devant la cheminée…

Les garçons courent d'un bout à l'autre de l'appartement en riant. Leurs pas résonnent dans les pièces vides. Colombe essaie de les faire taire.

— Laissez-les donc. Il n'y a pas d'enfants dans l'immeuble. Ça fera un peu de vie. La dame d'en dessous est dure d'oreille. Le monsieur du cinquième est rarement là pendant la journée. Ne craignez rien.

Balthazar tire sur la manche de sa mère.

— Maman, dit-il de sa voix grave, on veut la même chambre. On n'arrive pas à se mettre d'accord.

Oscar boude dans un coin.

— Laquelle ? demande Colombe.

Ils lui montrent la grande chambre à deux fenêtres qui donne sur le jardin.

— Celle-là n'est ni pour l'un ni pour l'autre, déclare-t-elle.

— Ah bon ? Elle est pour qui, alors ? dit Oscar.

Colombe sourit.

— Elle est pour votre père et moi.

— Vous avez raison, approuve le propriétaire. C'est la plus belle chambre de l'appartement. La plus calme, aussi.

— C'est pas juste, bougonne Oscar.

— Si, c'est juste, insiste Balthazar. C'est normal que maman ait la plus belle chambre.

— Fayot !

Colombe sent venir la dispute comme le météorologue prévoit un grain. Elle pose une main apaisante sur l'épaule d'Oscar. Le garçon sait bien ce que signifie ce geste. Il soupire bruyamment et regarde ses pieds.

— Il est l'heure de rentrer, lui dit Colombe.