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— Faut partir, petite. Même si t'as des mouflets. J'en sais quelque chose.

Colombe la regarde s'en aller. Partir ! Comment ? Pour aller où ? Partir… Mais oui, elle a raison, la vieille. Bien sûr, partir. Elle ne peut plus rester avec Stéphane. Stéphane, c'est fini. Terminé. Elle va devoir s'occuper de tout ça. Les jumeaux… Un nouvel appartement… Un travail… Par où, par quoi commencer ? Chaque chose en son temps. D'abord, se faire soigner. Il fait très chaud dans la petite salle, une torpeur l'envahit. La douleur est toujours présente, mais elle a appris à la dompter. Rester totalement immobile, attendre. Que fait le médecin ? Enfin l'infirmière réapparaît avec le fauteuil roulant. Une jeune externe l'accompagne.

— Le médecin va vous examiner. Venez, on va vous aider.

Colombe n'a pas la force de lui demander d'attendre Stéphane. Elle se laisse transporter dans le fauteuil. Son poignet l'élance. Elle lutte contre la plainte qui veut s'échapper d'elle. Un long couloir, un ascenseur, une autre salle, plus grande, mieux éclairée. L'externe lui demande son nom, son adresse, son numéro de Sécurité sociale. Elle répond comme une somnambule. On l'allonge sur une table d'examen. L'infirmière se penche vers elle.

— Que s'est-il passé ? demande-t-elle.

Les larmes jaillissent. Envie de crier : « Mon mari, c'est mon mari, il m'a battue, il m'a fait tout ça. Je le hais, je ne veux plus jamais le voir, je veux prendre mes enfants et partir. » Elle pleure, incapable de prononcer un mot.

L'infirmière et l'externe échangent un regard.

— Calmez-vous, madame, dit l'externe. On va vous soigner, ne vous inquiétez pas.

L'infirmière nettoie son visage avec un coton imbibé d'un liquide froid. Colombe ferme les yeux. Elle n'a plus envie de les ouvrir. Les sanglots s'estompent petit à petit. Les gestes de l'infirmière sont calmes, rassurants. Colombe se laisser aller. Redevenir une petite fille, une enfant avec des soucis d'enfant, être n'importe qui, mais pas elle-même.

Un bruit de porte, des pas. Un courant d'air balaie la joue de Colombe.

— Le poignet semble cassé, dit la jeune externe voix basse. Quelques plaies superficielles au visage. L'arcade sourcilière fendue. Tenez, le dossier.

Des pages qu'on tourne.

À travers les relents d'éther et de désinfectant habituels au milieu hospitalier, un effluve terriblement familier.

— Alors, madame Barou… Colombe. Vous avez fait une chute ? Voyons ça.

Cette voix.

Colombe entrouvre les paupières. Une blouse blanche emplit son champ de vision comme un écran neigeux. Sur le badge attaché à la blouse, directement à hauteur de ses yeux, des lettres noires se mettent à pulser au rythme de son cœur.

Docteur Léonard Faucleroy.

Seule avec « lui ». Tout en elle vibre d'une acuité surnaturelle. Elle entend sa propre respiration, le battement affolé de son cœur, elle entend chacun de ses gestes à lui, il ouvre des tiroirs, manipule des instruments, elle entend aussi tout ce qui se passe dehors, dans les longs couloirs glauques, derrière les vitres aux stores crasseux, elle entend le trafic le long du boulevard, la sirène d'une ambulance qui s'approche, le bruissement des feuilles dans les arbres, elle entend même le tic-tac de la grosse horloge qui troue le mur de sa face ronde. L'ensemble de ces sons, si différents, si précis, lui prouve en une horrible stéréophonie qu'elle ne rêve pas. C'est bien « lui ». Sa présence rend chaque objet, chaque meuble épouvantable et obscène. Même la lumière crue des néons est devenue épouvantable et obscène.

Il est devant elle, de dos, penché sur un plateau. Elle contemple les larges épaules, la nuque rasée, les petites oreilles pointues. Il se retourne. Voilà enfin le visage de Léonard Faucleroy. Ce visage s'approche d'elle. Elle ne peut y échapper. D'abord les deux barres noires des sourcils, exactement symétriques. Un visage d'homme à la structure parfaite. Fascinée, Colombe détaille la peau pâle, la mâchoire carrée, la zébrure rouge d'une blessure récente à la tempe. Ses yeux sont d'un vert intense, brillant, ombrés par l'avancée des sourcils. Le regard calculateur et fixe ressemble à celui d'un reptile. Le sourire est riche, souple, dévoilant des dents blanches ourlées par des lèvres sensuelles. Léonard Faucleroy est extraordinairement beau. Mais la sienne est une beauté corrompue, teintée de souffrances secrètes.

Ce visage sans corps, qui semble flotter dans les airs, s'approche d'elle. Un souffle sur son front. Le cœur de Colombe s'emballe. Elle va étouffer. Il ne la touche pas, mais son regard la pénètre, écrase toute résistance. Elle a l'impression que sa poitrine est comprimée par un poids énorme. L'envie de s'évanouir l'envahit par vagues successives. Si elle perd conscience, elle ne pourra jamais crier, s'échapper. Dans un effort surhumain, elle rassemble toute sa volonté. À l'aide de son poignet valide, elle tente de se laisser glisser sur le sol.

Le docteur Faucleroy pose doucement ses deux mains sur ses épaules. Il la pousse en arrière, la force à se recoucher. Il prend son poignet cassé dans sa main droite, le fait pivoter délicatement. La douleur est insoutenable. Les larmes coulent. Elle est terrifiée. Il a tout pouvoir. Personne ne les dérangera. Stéphane ne sait pas où on l'a emmenée, il doit la chercher partout.

La main de Léonard Faucleroy est chaude. Il tient toujours son poignet et, à présent, l'examine. Pourquoi ne parle-t-il pas ? Il pose l'avant-bras de Colombe sur un plateau métallique. Une machine bizarre pointe son museau, un bref ronronnement se fait entendre. Le docteur allume une plaque lumineuse sur le mur. Quelques instants plus tard, il y colle une radio d'un geste sec. L'étudie sans un mot. Colombe pleure, de fatigue, de peur, de douleur. Le docteur se retourne.

— Je dois te soigner, Colombe. Laisse-moi faire.

Sa voix est si peu celle d'un inconnu, et il s'adresse à elle d'un ton si calme, si amical, qu'elle a un réflexe stupide, elle se sent en sécurité. Mais lorsqu'il commence à déboutonner sa chemise, elle a un mouvement de recul. Fermement, avec la même douceur, il écarte les mains qu'elle a plaquées sur sa poitrine. Un à un, il défait les boutons de la chemise de Colombe. Torse nu, elle tremble. Les yeux verts du docteur balaient ses seins, son ventre.

Sous la lumière blanche du plafonnier, les traces des coups apparaissent, hématomes, écorchures, griffures. Les mains du docteur la palpent, doucement, méthodiquement, vérifient s'il n'y a pas d'autre blessure. C'est un banal examen médical, mais sa peau frissonne, le bout de ses seins se dresse. Les mains prennent possession de son corps. Elle n'a jamais connu de caresse si sûre, si délicate, si aérienne. Un trouble profond s'empare d'elle. Il touche maintenant son front, vérifie d'un pouce expert l'arcade sourcilière fendue. Il est tout près d'elle, elle sent son haleine. La blessure qu'il a à la tempe est profonde. Il en gardera une cicatrice toute sa vie.

— C'est toi qui m'as fait ça. Avec la lampe. Tu t'en souviens, mon ange ?

À nouveau le sourire brillant, démesuré. Les prunelles vertes sont piquées de jaune. Colombe sent poindre l'angoisse. Le docteur Faucleroy se tient si près d'elle qu'en avançant un peu le menton, il pourrait l'embrasser. Son souffle chaud enveloppe son visage. Il est allongé à ses côtés sur la table d'examen, tient la tête de Colombe entre ses mains.

C'est le spectacle que découvre Stéphane en entrant dans la pièce. Sa femme, dénudée jusqu'à la taille, les seins offerts, et un médecin serré contre elle. Il laisse tomber son gobelet. Le docteur Faucleroy se lève, sans se presser, tout en gardant des doigts nonchalants sur l'épaule nue de Colombe. Stéphane avance d'un pas, évite la flaque de Coca à ses pieds.

— Mais qu'est-ce que…, commence-t-il.

Puis il déchiffre le badge du docteur.

— Léonard Faucleroy…, murmure-t-il, sidéré.

— Vous l'avez bien arrangée, votre femme. Bravo ! Beau travail.

Le visage de Stéphane devient pourpre.

— Espèce de salaud, crie-t-il.

Léonard Faucleroy s'approche de lui, ne faisant aucun bruit sur le linoléum. Il doit mesurer un mètre quatre-vingt-quinze. Face à lui, Stéphane fait figure de nabot.

— Je vais m'occuper de Colombe, dit le docteur d'un ton calme et froid. Elle a le poignet cassé, et elle a besoin de points de suture au visage. Elle a aussi une côte fêlée.

Stéphane regarde ses pieds.

— Vous savez ce que vous allez faire ? poursuit le docteur Faucleroy. Vous allez sortir d'ici et me laisser soigner Colombe.

— D'accord, d'accord, bredouille Stéphane. Mais après, je tiens à vous parler. D'homme à homme.

— C'est ça, d'homme à homme, répète le docteur avec un large sourire.

Il ouvre la porte. Stéphane sort, le dos rond, sans regarder Colombe.

En écoutant le pas de son mari s'éloigner, Colombe se demande si elle n'aurait pas dû le retenir. Le docteur s'est retourné vers elle, avec ce sourire inquiétant qu'elle a appris à craindre.

Et il a fermé le verrou de la porte.