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Sur les vingt spécimens équipés de balises, douze avaient pris la route de l'Est, les autres celle de l'Ouest. Les cigognes orientales suivaient leur voie: de Berlin, elles avaient traversé l'Allemagne de l'Est, croisé Dresde, puis longé la Pologne pour gagner la Tchécoslovaquie et rejoindre Bratislava, où je les attendais. Le suivi satellite marchait à merveille. Ulrich Wagner s'enthousiasmait: «C'est fantastique, me dit-il au téléphone le troisième soir. Des dizaines d'années ont été nécessaires pour tracer, avec les bagues, une route approximative. Grâce aux balises, en un mois nous connaîtrons l'itinéraire exact des cigognes!»

Durant ces jours, la Suisse et ses mystères me semblaient n'avoir jamais existé. Pourtant, le soir du 23 août, je reçus à l'hôtel une télécopie d'Hervé Dumaz – je l'avais averti de mon départ, tout en le prévenant que, pour l'heure, je ne me souciais que des cigognes, non du passé de Max Böhm. L'inspecteur fédéral, au contraire, se passionnait pour le vieux Suisse. Son premier fax était un véritable roman, écrit dans un style nerveux et brutal, qui contrastait avec sa mollesse rêveuse. Il utilisait aussi un ton amical qui tranchait avec notre rencontre:

From: Hervé Dumaz

To: Louis Antioche

Hôtel Hilton, Bratislava

Montreux, 23 août 1991, 20 heures

Cher Louis,

Comment se déroule votre voyage? Pour ma part, j'avance à grands pas. Quatre jours d'enquête m'ont permis d'établir ce qui suit.

Max Böhm est né en 1934, à Montreux. Fils unique d'un couple" d'antiquaires, il fait ses études à Lausanne et décroche son diplôme d'ingénieur à vingt-six ans. Trois ans plus tard,.en 1963, il part au Mali pour le compte de la société d'ingénierie SOGEP. Il participe à l'étude d'un projet de construction de digues, dans le delta du Niger. Les troubles politiques le forcent à revenir en Suisse en 1964. Böhm s'embarque alors pour l'Egypte, toujours aux ordres de la SOGEP, sur le chantier du barrage d'Assouan. En 1967, la guerre des Six Jours l'oblige, une nouvelle fois, à rentrer au pays. Après une année passée en Suisse, Böhm repart en 1969 en Afrique du Sud, où il demeure deux ans. Cette fois, il travaille pour la compagnie De Beers, l'empire mondial des diamants. Il supervise la construction d'infrastructures minières. Ensuite, il s'installe en RCA (République de Centrafrique), en août 1972. Le pays est aux mains de Jean-Bedel Bokassa.

Böhm devient le conseiller technique du Président. Il mène de front plusieurs activités: constructions, plantations de café, mines de diamants. En 1977, l'enquête bute sur une zone d'ombre, d'environ une année. On ne retrouve la trace de Max Böhm qu'au début 1979, en Suisse, à Mon-treux. Il est usé, brisé par ces années d'Afrique. A quarante-cinq ans, Böhm s'occupe exclusivement de ses cigognes. Tous les hommes que j'ai contactés, des anciens collègues qui l'ont connu sur le terrain, en dressent un portrait unanime: Böhm était un homme intransigeant, rigoureux et cruel. On m'a souvent parlé de sa passion pour les oiseaux, qui tournait à l'obsession.

Côté familial, j'ai effectué des découvertes intéressantes. Max Böhm rencontre sa femme, Irène, lorsqu'il a vingt-huit ans, en 1962. Il l'épouse aussitôt. Quelques mois plus tard, un petit garçon, Philippe, naît de l'union. L'ingénieur voue une passion profonde à sa famille, qui le suit partout, s'adaptant aux conditions climatiques et aux cultures différentes. Pourtant, Irène marque le pas au début des années 70. Elle revient souvent en Suisse, espaçant de plus en plus ses voyages en Afrique, écrivant régulièrement à son mari et à son fils. En 1976, elle rentre définitivement à Montreux. L'année suivante, elle meurt d'un cancer généralisé – Max disparaît à peu près à cette époque. A partir de là, je perds aussi la trace du fils, Philippe, qui a quinze ans. Depuis, aucune nouvelle. Philippe Böhm ne s'est pas manifesté à la mort de son père. Est-il décédé lui aussi? Vit-il à l'étranger? Mystère.

Sur la fortune de Max Böhm, je n'ai rien de nouveau. L'analyse de ses comptes personnels et de celui de son association démontre que l'ingénieur possédait près de huit cent mille francs suisses. On n'a pas retrouvé la trace d'un compte numéroté (pourtant il existe, j'en suis certain). Quand et comment Böhm a-t-il amassé tant d'argent? Durant son existence de voyageur, il s'est sans doute livré à un ou plusieurs trafics. Les occasions n'ont pas dû manquer. Je penche bien sûr pour une intrigue avec Bokassa – or, diamants, ivoire… J'attends actuellement la synthèse des deux procès du dictateur. Peut-être que le nom de Max Böhm apparaîtra quelque part.

Pour l'heure, la grande énigme reste la transplantation cardiaque. Le Dr Catherine Warel m'avait promis de mener une enquête dans les cliniques et hôpitaux suisses. Elle n'a rien trouvé. Pas plus qu'en France, ni nulle part en Europe. Alors où et quand? En Afrique? C'est moins absurde qu'il n'y paraît: la première greffe du cœur a été réalisée sur l'homme en 1967, par Christian Barnard, au Cap, en Afrique du Sud. En 1968, Barnard réussit une seconde transplantation cardiaque. Böhm est arrivé en Afrique du Sud en 1969. A-t-il été opéré par Barnard? J'ai vérifié: le Suisse n'apparaît pas dans les archives de l'hôpital Groote Schuur.

Autre aspect étrange: Max Böhm semblait se porter comme un charme. J'ai de nouveau fouillé son chalet, en quête d'une ordonnance, d'une analyse, d'une fiche médicale. Rien. J'ai étudié ses comptes en banque, ses factures de téléphone: pas un chèque, pas un contact qui soit lié de près ou de loin à un cardiologue ou à une clinique. Pourtant, un greffé cardiaque n'est pas un malade ordinaire. Il doit consulter régulièrement son médecin, effectuer des électrocardiogrammes, des biopsies, de multiples analyses. Partait-il à l'étranger pour ses examens? Böhm effectuait de nombreux voyages en Europe, mais les cigognes lui donnaient d'excellentes raisons de se rendre en Belgique, en France, en Allemagne, etc. Là encore, c'est l'impasse.

J'en suis là. Comme vous voyez, Max Böhm est l'homme de tous les mystères. Croyez-moi, Louis: l'affaire Böhm existe. Ici, au commissariat de Montreux, le dossier est classé. Les journaux sont en deuil et s'étendent sur «l'homme aux cigognes». Quelle ironie! L'enterrement a eu lieu au cimetière de Montreux. Il y avait tous les officiels, les «figures» de la ville, rivalisant d'allocutions creuses.

Dernière nouvelle: Böhm a légué, par testament, toute sa fortune à une organisation humanitaire très célèbre en Suisse: Monde Unique. Ce fait constitue peut-être une nouvelle piste. Je continue l'enquête.

Donnez-moi de vos nouvelles.

Hervé Dumaz.

L'inspecteur m'estomaquait toujours. En quelques jours, il avait récolté de solides informations. Je lui faxai aussitôt un message de réponse. Je ne parlai pas des documents de Böhm. J'en éprouvai quelques remords, mais une étrange pudeur était plus forte. Une intuition m'avertissait qu'il fallait déjouer les apparences, se méfier de ces documents à la violence trop évidente.