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– Août 1972. Max Böhm débarque à Bangui, capitale de Centrafrique. Accompagné par sa femme et son fils, il semble indifférent au contexte politique du pays, sous la coupe d'un Bokassa qui s'est proclamé «Président à vie». Böhm en a vu d'autres. Il revient des exploitations diamantifères d'Afrique du Sud, où les hommes travaillent nus et passent aux rayons X en sortant des mines, pour vérifier s'ils n'ont pas avalé quelques diamants. Max Böhm s'installe dans une demeure coloniale et commence à travailler. Le Suisse dirige d'abord les travaux d'un grand immeuble, un projet de Bokassa intitulé «Pacifique 2». Impressionné, Bokassa lui propose d'autres missions. Böhm accepte.

– 1973: Durant quelques mois, il forme un détachement de sécurité destiné à surveiller les champs de café de la Lobaye-province d'extrême-sud, en forêt dense -, le fléau des cultures étant, paraît-il, le vol des grains de café par les villageois avant la récolte. C'est à cette époque que Guillard rencontre Böhm, lui-même travaillant à un programme agraire dans la région. Il garde le souvenir d'un homme brutal, aux manières militaires, mais honnête et sincère. Plus tard, Böhm joue le rôle de porte-parole de la RCA auprès du gouvernement sud-africain (qu'il connaît bien) afin d'obtenir un prêt pour la construction de deux cents villas. Il obtient ce prêt. Bokassa propose un autre travail au Suisse, lié aux filons diamantifères. Les diamants sont l'obsession du dictateur. Grâce aux pierres précieuses, il a constitué la plus grande part de sa fortune (vous connaissez sans doute ces anecdotes: le fameux «pot de confiture», où Bokassa plaçait ses joyaux, qu'il aimait exhiber auprès de ses invités, le fantastique diamant «Catherine Bokassa», en forme de mangue, serti dans la couronne impériale, le scandale des «cadeaux» au président français Valéry Giscard d'Estaing…). Bref, Bokassa propose à Böhm de se rendre sur les sites d'exploitation et de superviser les prospections, au Nord, dans la savane semi-désertique, au Sud, au cœur de la forêt. Il compte sur l'ingénieur pour rationaliser l'activité et enrayer la prospection clandestine.

Böhm sillonne tous les filons, dans la poussière du Nord et les jungles du Sud. Il terrifie les mineurs par sa cruauté et devient célèbre pour un châtiment de son invention. En Afrique du Sud, on brise les chevilles des voleurs, afin de les punir, tout en les forçant à travailler encore. Böhm invente une autre méthode: à l'aide d'un coupe-câble, il sectionne les tendons d'Achille des bandits. La méthode est rapide, efficace, mais en forêt, les plaies s'infectent. Guillard a vu plusieurs hommes mourir ainsi.

A l'époque, il supervise les activités de différentes sociétés, dont Centramines, la SCED, le Diadème et Sicamine, autant d'entreprises officielles qui dissimulent les trafics, non moins officiels, de Bokassa. Max Böhm, émissaire du dictateur, ne se mêle pas aux fraudes. D'après Guillard, l'ingénieur tranche singulièrement sur les escrocs et les flatteurs qui entourent le tyran. Il n'a jamais été associé aux sociétés de Bokassa. C'est pourquoi son nom n'apparaît pas, j'ai vérifié, lors des deux procès du dictateur.

– 1974: Böhm tient tête à Bokassa, qui multiplie les commerces illicites, les rackets, les vols directs dans les caisses de l'Etat. Une de ces escroqueries touche directement Max Böhm. Une fois obtenu le prêt sud-africain, Bokassa construit moins de la moitié des villas prévues, s'attribue le marché de leur ameublement, puis exige d'être payé pour les deux cents villas. Böhm, impliqué dans cet emprunt, déclare haut et fort sa colère. Il est aussitôt envoyé en prison, puis libéré. Bokassa a besoin de lui: depuis qu'il supervise l'exploitation des mines diamantifères, les rendements sont nettement supérieurs.

Plus tard, le Suisse s'insurge encore contre Bokassa à propos du colossal trafic d'ivoire du tyran et du massacre des éléphants qu'il provoque. Contre toute attente, il obtient gain de cause. Le dictateur poursuit son commerce mais accepte d'ouvrir un parc naturel protégé, à Bayanga, près de Nola, à l'extrême sud-ouest de la RCA. Ce parc existe toujours. On peut y voir les derniers éléphants forestiers de Centrafrique.

Selon Guillard, la personnalité de Böhm est paradoxale. Il se montre très cruel à l'égard des Africains (il tue, de ses mains, plusieurs prospecteurs clandestins) mais en même temps, il ne vit qu'auprès des Noirs. Il déteste la société européenne de Bangui, les réceptions diplomatiques, les soirées dans les clubs. Böhm est un misanthrope, qui ne s'adoucit qu'au contact de la forêt, des animaux et, bien sûr, des cigognes.

En octobre 1974, dans la savane de l'Est, Guillard surprend Max Böhm qui bivouaque dans les herbes, en compagnie de son guide. Le Suisse attend les cigognes, jumelles aux poings. Il raconte alors au jeune ingénieur comment il a sauvé les cigognes en Suisse et comment il revient, chaque année, dans son pays pour admirer leur retour de migration. «Que leur trouvez-vous donc?» demande Guillard. Böhm répond simplement: «Elles m'apaisent.»

Sur la famille Böhm, Guillard ne sait pas grand-chose. En 1974, Irène Böhm ne vit déjà plus en Afrique. Guillard se souvient d'une petite femme effacée, au teint de soufre, qui demeurait solitaire dans sa maison coloniale. En revanche, l'ingénieur a mieux connu Philippe, le fils, qui accompagne parfois son père lors d'expéditions. La ressemblance entre le père et l'enfant est, paraît-il, stupéfiante: même corpulence, même visage en rondeur, même coupe en brosse. Pourtant Philippe a hérité le caractère de sa mère: timide, indolent, rêveur, il vit sous l'autorité de son père et subit en silence son éducation brutale. Böhm veut en faire un «homme». // l'emmène dans des régions hostiles, lui enseigne le maniement des armes, lui confie des missions, afin de l'aguerrir.

– 1977: Böhm part au mois d'août en prospection au-delà de MBaïki, en forêt profonde, vers la grande scierie de la SCAD. C'est là-bas que commence le territoire pygmée. L'ingénieur établit son campement dans la forêt. Il est accompagné d'un géologue belge, un dénommé Niels van Dôtten, de deux guides (un «grand noir» et un Pygmée) et de porteurs. Un matin, Böhm reçoit un télégramme, porté par un messager pygmée. C'est l'annonce de la mort de sa femme. Or, Böhm ne se doutait pas que sa femme était atteinte d'un cancer. Il s'effondre dans la boue.

Max Böhm vient d'être frappé d'un malaise cardiaque. Van Dôtten tente une réanimation avec les moyens du bord – massage cardiaque, bouche à bouche, médicaments de premiers secours, etc. Il ordonne aussitôt aux hommes de porter le corps jusqu'à l'hôpital de M'baiki, à plusieurs jours de marche. Mais Böhm revient à lui. Il balbutie qu'il connaît une mission plus proche, au sud, au-delà de la frontière du Congo (ici, la limite territoriale n'est qu'un trait invisible dans la forêt). Il veut être emporté là-bas, afin d'attendre d'autres soins. Van Dotten hésite. Böhm impose sa décision et exige que le géologue rentre à Bangui chercher des secours: «Tout ira bien», assure-t-il. Abasourdi, van Dotten reprend sa route et atteint la capitale, six jours plus tard. Aussitôt, un hélicoptère est affrété par l'armée française et repart, guidé par le géologue. Mais une fois sur place, nulle trace de mission ni de Böhm. Tout a disparu. Ou n'a jamais existé. L'ornithologue est porté disparu et le Belge ne s'attarde pas à Bangui.

Une année passe, puis Max Böhm, en chair et en os, débarque à Bangui. Il explique que l'hélicoptère d'une société forestière congolaise Ta emmené à Brazzaville, puis qu'il est rentré en Suisse, par avion, survivant par miracle. Là-bas, les soins attentifs d'une clinique genevoise lui ont permis de se rétablir. Il n 'est plus que l'ombre de lui-même et parle beaucoup de sa femme. Nous sommes en octobre 1978. Max Böhm repart peu après. II ne reviendra plus jamais en RCA. Dès lors, c'est un Tchèque, un ancien mercenaire, du nom d'Otto Kiefer, qui remplace le Suisse dans la direction des mines.