– Qu'est-ce que je gagnerai dans cette histoire?
– Un beau voyage. Et le calme proverbial de la Suisse. (Dumaz tapota sa poche de veste.) Nous signons ensemble votre déposition. Et nous l'oublions.
– Et vous, qu'y gagnez-vous?
– Beaucoup. En tout cas, plus que des traveller's chèques volés ou des caniches égarés. Le quotidien d'un mois d'août à Montreux n'est pas reluisant, monsieur Antioche, croyez-moi. Ce matin, je ne vous ai pas cru à propos de vos études. On ne passe pas dix années de sa vie sur une matière qui ne vous enthousiasme pas. Moi aussi, j'ai menti: mon boulot me passionne. Mais il ne répond pas à l'appel. Chaque jour passe, et l'ennui se referme. Je veux travailler sur quelque chose de solide. Le destin de Böhm nous offre un objet d'enquête fantastique, sur lequel nous pouvons avancer en équipe. Une telle énigme devrait séduire votre esprit d'intellectuel. Réfléchissez.
– Je rentre en France, je vous téléphonerai demain. Ma déposition peut bien attendre un jour ou deux, n'est-ce pas?
L'inspecteur acquiesça en souriant. Il me raccompagna à ma voiture et me tendit la main pour me saluer. J'esquivai le geste en pénétrant dans le cabriolet. Dumaz sourit une nouvelle fois, puis bloqua ma portière entrouverte. Après un moment de silence, il demanda:
– Puis-je vous poser une question indiscrète?
J'opinai d'un bref mouvement de tête.
– Qu'est-il arrivé à vos mains?
La question me désarma. Je regardai mes doigts, difformes depuis tant d'années, dont la peau est ramifiée en minuscules cicatrices, puis haussai les épaules:
– Un accident, lorsque j'étais enfant. Je vivais chez une nourrice qui s'occupait de teintures. Un jour, l'une des cuves emplies d'acide s'est déversée sur mes mains. Je n'en sais pas plus. Le choc et la douleur ont effacé tout souvenir.
Dumaz observait mes mains. Il avait sans doute remarqué mon infirmité depuis cette nuit et pouvait enfin satisfaire sa soif de détailler ces brûlures anciennes. Je fermai la portière, d'un geste brusque. Dumaz me fixa, puis ajouta d'une voix suave:
– Ces cicatrices n'ont aucun rapport avec l'accident de vos parents?
– Comment savez-vous que mes parents ont eu un accident?
– Le dossier de Böhm est très complet.
Je démarrai et m'engageai sur la berge, sans un coup d'œil au rétroviseur. Quelques kilomètres plus tard, j'avais oublié l'indiscrétion de l'inspecteur. Je roulais en silence, en direction de Lausanne.
Bientôt, le long d'un champ ensoleillé, j'aperçus un groupe de taches blanches et noires. Je garai la voiture et m'approchai, avec précaution. Je saisis ma paire de jumelles. Les cigognes étaient là. Tranquilles, bec dans la terre, elles prenaient leur petit déjeuner. Je m'approchai encore. Dans la clarté dorée, leur doux plumage ressemblait à du velours. Brillant, épais, soyeux. Je n'avais pas de penchant naturel pour les animaux, mais cet oiseau, avec ses coups d'œil de duchesse offusquée, était vraiment particulier.
Je revoyais Böhm, dans les champs de Weissembach. Il semblait heureux de me présenter son petit monde. A travers les cultures, il roulait sa carrure en silence, en direction des enclos. Malgré sa taille épaisse, il se déplaçait avec souplesse et légèreté. Avec sa chemise à manches courtes, son pantalon de toile et ses jumelles autour du cou, il ressemblait à un colonel en retraite qui se serait livré à quelque manœuvre imaginaire. Pénétrant dans l'enclos, Böhm avait adressé la parole aux cigognes d'une voix douce, pleine de tendresse. Les oiseaux avaient d'abord reculé, nous lançant des coups d'œil furtifs.
Puis Böhm avait atteint le nid, posé à un mètre de hauteur. C'était une couronne de branches et de terre, de plus d'un mètre d'envergure, dont la surface était plate, propre et nette. La cigogne avait quitté à regret sa place et Böhm m'avait montré les cigogneaux qui reposaient au centre. «Six petits, vous vous rendez compte!» Les oisillons, minuscules, avaient un plumage grisâtre, tirant sur le vert. Ils ouvraient des yeux ronds et se blottissaient les uns contre les autres. Je surprenais ici une curieuse intimité, le cœur d'un foyer tranquille. La clarté du soir accordait une dimension étrange, fantomatique, à ce spectacle. Tout à coup, Böhm avait murmuré: «Conquis, n'est-ce pas?» Je l'avais regardé dans les yeux et avais acquiescé en silence.
Le lendemain matin, alors que Böhm venait de me donner un épais dossier de contacts, de cartes, de photographies, et que nous remontions l'escalier de son bureau, le Suisse m'avait arrêté et dit, brutalement: «J'espère que vous m'avez bien compris, Louis. Cette affaire est pour moi d'une extrême importance. Il faut, absolument, retrouver mes cigognes et savoir pourquoi elles disparaissent. C'est une question de vie ou de mort!» Sous la faible lueur des dernières marches, j'avais surpris sur son visage une expression qui m'avait effrayé moi-même. Un masque blanc, rigide, comme prêt à se fissurer. Sans aucun doute, Böhm crevait de peur.
Au loin, les oiseaux s'envolèrent, avec lenteur. Je suivis du regard leur long mouvement déchirer la lumière matinale. Sourire aux lèvres, je leur souhaitai bon voyage et repris ma route.
J'arrivai à la gare de Lausanne à midi et demi. Un TGV pour Paris partait dans vingt minutes. Je trouvai une cabine téléphonique dans le hall et interrogeai, par réflexe, mon répondeur. Il y avait un appel d'Ulrich Wagner, un biologiste allemand que j'avais rencontré le mois précédent, lors de ma préparation ornithologique. Ulrich et son équipe s'apprêtaient à suivre la migration des cigognes par satellite. Ils avaient équipé une vingtaine de spécimens de balises miniatures japonaises et allaient repérer ainsi les oiseaux, chaque jour, en toute précision, grâce aux coordonnées d'Argos. Ils m'avaient proposé de consulter leurs données satellite. Ce principe m'aurait grandement aidé, m'évitant de courir après des bagues minuscules, difficilement repérables. Or, son message téléphonique disait: «Ça y est, Louis! Elles partent! Le système fonctionne à merveille. Rappelez-moi. Je vous donnerai les numéros des cigognes et leurs localisations. Bon courage.»
Ainsi, les oiseaux me rattrapaient encore. Je sortis de la cabine. Des familles déambulaient dans la gare, les joues en flamme, avec de gros sacs de voyage qui leur cognaient les jambes. Des touristes s'acheminaient, l'air curieux et placide. Je scrutai ma montre et retournai vers la station de taxis. Cette fois, je pris la direction de l'aéroport.
II Sofia, le temps de la guerre
6
Après avoir attrapé un vol Lausanne-Vienne, puis loué une voiture à l'aéroport, je pénétrai en fin de journée dans Bratislava.
Max Böhm m'avait prévenu que cette ville serait ma première étape. Les cigognes d'Allemagne et de Pologne passaient chaque année dans cette région. De là, je pourrais rayonner à ma guise, les surprendre et les surveiller, selon les informations de Wagner. De plus, je disposais du nom et de l'adresse d'un ornithologue slovaque, Joro Grybinski, qui parlait français. J'avançais donc en terrain de connaissance.
Bratislava était une grande cité grise et neutre, striée de longues avenues et de blocs d'immeubles à angles droits, où circulaient des petites voitures rouges ou bleu pastel, qui semblaient vouloir asphyxier la ville à coups de gros nuages noirâtres. Cette atmosphère étouffante était renforcée par une chaleur intense. Pourtant, je goûtais chaque image, chaque détail de ce nouveau contexte. La mort de Böhm, les angoisses de la matinée me paraissaient déjà à des années-lumière.
Dans ses notes, Max Böhm expliquait que Joro Grybinski était chauffeur de taxi à la gare centrale de Bratislava. Je trouvai la station sans difficulté. Les chauffeurs de Skoda et de Trabant me signalèrent que Joro finissait sa journée à dix-neuf heures. Ils me conseillèrent de l'attendre dans un petit café, en face de la gare. Je rejoignis la terrasse où se bousculaient des touristes allemands et de jolies secrétaires. Je pris un thé, demandai au serveur de me prévenir lorsque Joro apparaîtrait, puis continuai à scruter tout ce qui était dans ma ligne de mire. Je savourais la distance qui me séparait soudain de ma vie ancienne. A Paris, j'habitais un vaste appartement, situé au quatrième étage d'un immeuble bourgeois, boulevard Raspail. Sur les six pièces disponibles, je n'en utilisais que trois: salon, chambre, bureau. Mais j'aimais évoluer dans ce vaste lieu, empli de vide et de silence. Cet appartement était un cadeau de mes parents adoptifs. Encore une de leurs générosités qui me facilitaient l'existence, sans susciter en moi la moindre gratitude. Je détestais les deux vieillards.