A mes yeux, ils n'étaient que des bourgeois anonymes, qui avaient veillé sur moi, mais à distance. En vingt-cinq années, ils ne m'avaient écrit que quelques lettres et ne m'avaient rencontré, en tout et pour tout, que quatre ou cinq fois. Tout se passait comme s'ils avaient effectué une obscure promesse à mes parents disparus et qu'ils s'en acquittaient avec circonspection, à coups de dons et de chèques. Il y avait longtemps que je n'espérais plus le moindre geste de tendresse de leur part. J'avais tiré un trait sur ces deux personnages, tout en profitant de leur argent avec une secrète amertume.
J'avais rencontré pour la dernière fois les Braesler en 1982 – lorsqu'ils m'avaient donné les clés de l'appartement. Le vieux couple offrait une image peu reluisante. Nelly avait cinquante ans. Petite et sèche comme une gorgée de sel, elle portait des perruques bleutées et ne cessait de lancer des petits rires qui ressemblaient à des passereaux en cage. Elle était ivre du matin au soir. Quant à Georges, il n'était guère plus brillant. Cet ancien ambassadeur de France, ami d'André Gide et de Valéry Larbaud, semblait préférer aujourd'hui la compagnie de ses grues cendrées à celle de ses contemporains. D'ailleurs, il ne s'exprimait plus que par monosyllabes et hochements de tête.
Je menais moi-même une existence parfaitement solitaire. Pas de femme, peu d'amis, aucune sortie. J'avais connu tout cela et en bloc, lorsque j'avais vingt ans. Je considérais avoir fait le tour du sujet. A l'âge où, d'ordinaire, on brûle ses années dans les soirées et les excès, je m'étais plongé dans la solitude, l'ascétisme, les études. Pendant près d'une décennie, j'avais arpenté les bibliothèques, noté, écrit, mûri plus de mille pages de réflexions. Je m'étais livré à la grandeur, tout abstraite, du monde de la pensée et à la solitude, concrète, de mon quotidien, face au scintillement de mon ordinateur.
Ma seule fantaisie était mon dandysme. Physiquement, j'ai toujours éprouvé des difficultés à me décrire. Mon visage est un mélange. D'un côté, une certaine finesse: des traits ciselés par des rides précoces, des pommettes aiguës, un haut front. De l'autre, des paupières basses, un menton lourd, un nez de rocaille. Mon corps présente la même ambivalence. En dépit de ma grande taille et d'une certaine élégance, mon corps est trapu et musculeux. C'est pourquoi j'apportais un soin particulier à mon habillement. J'étais toujours vêtu de vestes aux coupes recherchées, de pantalons aux plis impeccables. En même temps, je goûtais certaines audaces dans les couleurs, les motifs, le moindre détail. J'étais de ceux qui pensent que porter une chemise rouge ou une veste à cinq boutons constitue un véritable acte existentiel. Comme cela me semblait loin!
Le soleil se couchait sur Bratislava, et je profitais de chaque minute qui passait, percevant des bribes de langage inconnu, respirant la pollution des voitures souffreteuses.
A dix-neuf heures trente, un petit homme se dressa devant moi:
– Louis Antioche?
Je me levai pour le saluer, carrant aussitôt mes mains dans les poches. Joro ne me tendit pas la sienne.
– Joro Grybinski, je suppose?
Il acquiesça d'un signe de tête, l'air mauvais. Il ressemblait à une tempête. Des boucles grises fouettaient son front. Ses yeux étincelaient au creux de ses orbites. Sa bouche était amère, orgueilleuse. Joro devait avoir la cinquantaine. Il était habillé de frusques minables, mais rien n'aurait pu altérer la noblesse de ses traits, de ses gestes.
Je lui expliquai la raison de mon passage à Bratislava, lui déclarai mon désir de surprendre les oiseaux migrateurs. Son visage s'éclaira. Il m'expliqua aussitôt qu'il observait les cigognes blanches depuis plus de vingt ans, qu'il connaissait, dans la région, chacun de leurs repères. Ses phrases, dans un français haché, tombaient comme des sentences. Je lui parlai à mon tour du principe de l'expérience satellite et les localisations précises que j'allais obtenir. Après m'avoir écouté attentivement, un sourire joua sur ses lèvres. «Pas besoin de satellite pour trouver les cigognes. Venez.»
Nous prîmes sa voiture – une Skoda, astiquée de près. A la sortie de Bratislava, nous croisâmes des complexes industriels, où se dressaient des cheminées de briques, de celles qui illustrent les icônes socialistes. Des odeurs violentes nous poursuivaient dans la chaleur: acides, nauséabondes, inquiétantes. Puis ce furent d'immenses carrières, habitées par des monstres métalliques. Enfin, la campagne apparut, déserte et nue. Des effluves d'engrais prirent le relais des odeurs industrielles. Ces paysages semblaient voués à une production outrancière – de quoi épuiser le cœur de la terre.
Nous niâmes à travers les champs de blé, de colza, de maïs. Au loin, de lourds tracteurs déployaient des nuages d'épis et de poussière. Le soleil se faisait plus doux, l'atmosphère plus profonde. Tout en conduisant, Joro scrutait l'horizon, voyant ce que je ne voyais pas, s'arrê-tant là où rien ne paraissait différent.
Enfin il s'engagea dans un sentier rocailleux, où le silence et le calme régnaient en maîtres. Nous longeâmes une lagune, verte et immobile. De nombreux oiseaux passaient et repassaient. Des hérons, des grues, des milans, des pique-bœufs, qui niaient en tir groupé. Mais pas d'oiseaux blanc et noir. Joro grimaça. L'absence des cigognes semblait exceptionnelle. Nous attendîmes. Joro, impassible comme une statue, jumelles aux poings. Moi, à ses côtés, assis dans la terre brûlée. J'en profitai pour l'interroger:
– Vous baguez les cigognes?
Joro lâcha ses jumelles:
– Pour quoi faire? Elles vont, elles viennent. Pourquoi les numéroter? Je sais où elles nichent, c'est tout. Tous les ans, chaque cigogne revient dans son propre nid. C'est mathématique.
– Pendant la migration, vous voyez passer des cigognes baguées?
– Bien sûr que j'en vois. Je tiens même des comptes.
– Des comptes?
– Je note tous les numéros que je remarque. Le lieu, le jour, l'heure. On me paie pour ça. Un Suisse.
– Max Böhm?
– C'est ça.
L'ornithologue ne m'avait pas averti que Joro était une de ses «sentinelles».
– Depuis combien de temps vous paie-t-il?
– Une dizaine d'années.
– Pourquoi le fait-il, selon vous?
– Parce qu'il est fou.
Joro répéta: «Il est fou», en vrillant son index sur sa tempe.
– Au printemps, lorsque les cigognes reviennent, Böhm me téléphone chaque jour: «As-tu vu passer tel numéro? Et tel autre? Et tel autre?» Il n'a pas sa tête, dans ces moments-là. Au mois de mai, quand tous les oiseaux sont passés, il respire enfin et ne m'appelle plus. Cette année, ça a été terrible. Presque aucune n'est revenue. J'ai cru qu'il allait en claquer. Mais bon, il paie et j'effectue le boulot.
Joro m'inspirait confiance. Je lui expliquai que, moi aussi, je travaillais pour Max Böhm – sans lui dire toutefois que le Suisse était mort. Cette situation renforça notre complicité. Aux yeux de Joro, j'étais un Français, donc un homme de l'Ouest, riche et méprisable. Le fait de savoir que nous travaillions tous deux pour le même homme lui ôtait tout complexe. Il se mit aussitôt à me tutoyer. Je sortis les photographies des cigognes, puis attaquai: