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– Tu as une idée sur la disparition des oiseaux?

– Seul un certain type de cigognes a disparu.

– Que veux-tu dire?

– Seules les cigognes baguées ne sont pas revenues. En particulier celles qui portaient deux bagues.

Cette information était capitale. Joro s'empara des photographies:

– Regarde, dit-il, en me tendant quelques-uns des clichés. La plupart de ces oiseaux portent deux bagues. Deux bagues, insista-t-il. Les deux sur la patte droite, au-dessus de l'articulation. Cela signifie qu'elles ont un jour été coincées au sol.

– C'est-à-dire?

– En Europe, on fixe la première bague lorsque les cigogneaux ne volent pas encore. Pour placer la seconde, il faut que l'oiseau soit immobilisé plus tard, d'une façon ou d'une autre – qu'il soit malade ou blessé. C'est à ce moment-là qu'on lui fixe le second anneau. Avec la date exacte des soins. On voit bien cela, ici.

Joro me tendit l'image. On distinguait en effet les dates des deux bagues: avril 1984 et juillet 1987. Trois ans après sa naissance, cette cigogne avait donc été soignée par Böhm.

– J'ai pris des notes, ajouta Joro. A soixante-dix pour cent, les cigognes disparues sont des spécimens qui portent deux bagues. Des éclopées.

– Qu'en penses-tu? demandai-je.

Joro haussa les épaules:

– Peut-être qu'il y a une maladie en Afrique, en Israël ou en Turquie. Peut-être que ces cigognes ont moins bien résisté que les autres. Peut-être que ces bagues les empêchent de chasser en toute liberté, dans la brousse. Je ne sais pas.

– Tu en as parlé à Böhm?

Joro n'écoutait plus. Il avait repris ses jumelles et murmurait entre ses lèvres: «Voilà. Voilà. Là-bas…»

Au bout de quelques secondes, je vis jaillir dans le ciel encore clair un groupe d'oiseaux, souple et ondulant. Ils avançaient. Joro jura en langue slovaque. Il s'était trompé: ce n'étaient pas des cigognes. Juste des milans, qui nous nièrent sous le nez, en altitude. Pourtant, Joro continua de les suivre, par pur plaisir. J'observai les rapaces, dans le silence troublant du soir d'été. Je fus soudain frappé par leur exquise légèreté, vertu ignorée de l'homme. Au regard de ces volatiles, je compris qu'il n'y avait rien de plus magique que le monde des oiseaux, que cette grâce naturelle, qui filait à tire-d'aile.

Enfin Joro s'assit par terre, à côté de moi, puis lâcha ses jumelles. Il commença à rouler une cigarette. Je regardai ses mains, et compris pourquoi il ne m'avait pas tendu la droite. Elles étaient brisées de rhumatismes. Ses doigts se cassaient à angle droit dès les premières phalanges. Comme Jules Berry, qui en usait avec classe dans les films d'avant-guerre. Comme John Carradine, acteur de films d'épouvante, qui ne pouvait plus même bouger cette paire de castagnettes pétrifiées. Pourtant, Joro roula sa cigarette en quelques secondes. Avant de l'allumer, il reprit:

– Tu as quel âge?

– Trente-deux ans.

– Tu es d'où, en France?

– Paris.

– Ah, Paris, Paris…

Phrase banale qui, dans la bouche du vieil homme, prenait une résonance curieuse, profonde. Il alluma sa cigarette en scrutant l'horizon.

– Böhm t'a payé pour suivre les cigognes?

– Exactement.

– Chouette boulot. Tu penses découvrir ce qui leur est arrivé?

– Je l'espère.

– Je l'espère aussi. Pour Böhm. Sinon, il en crèvera.

J'attendis quelques instants, puis confiai:

– Max Böhm est mort, Joro.

– Mort? Petit, ça ne m'étonne pas.

Je lui expliquai les circonstances de la disparition de Böhm. Joro ne semblait pas particulièrement attristé. Excepté, bien sûr, pour son salaire. Je sentis qu'il n'aimait pas le Suisse, ni les ornithologues en général. Il méprisait ces hommes qui considèrent les cigognes comme leur propriété, presque des oiseaux domestiques. Rien à voir avec les milliers de volatiles qui sillonnent le ciel de l'Est, en toute liberté.

En guise d'épitaphe, Joro me raconta comment Max Böhm était venu à Bratislava, en 1982, pour lui proposer cette mission de confiance. Le Suisse lui avait proposé plusieurs milliers de couronnes tchèques, juste pour observer le passage des cigognes chaque année. Joro l'avait pris pour un fou, mais il avait accepté sans hésiter.

– C'est drôle, dit-il en tirant sur sa cigarette, que tu m'interroges à propos de ces oiseaux.

– Pourquoi?

– Parce que tu n'es pas le premier. Au mois d'avril, deux hommes sont venus et m'ont posé les mêmes questions.

– Qui étaient-ils?

– Je ne sais pas. Ils ne te ressemblaient pas, petit. C'étaient des Bulgares, je crois. Deux brutes, un grand et un courtaud, à qui je n'aurais pas confié ma chemise. Les Bulgares sont des salauds, tout le monde sait ça.

– Pourquoi s'intéressaient-ils aux cigognes? Ils étaient ornithologues?

– Ils m'ont dit qu'ils appartenaient à une organisation internationale, Monde Unique. Et qu'ils réalisaient une enquête écologique. Je n'en ai pas cru un mot. Ces deux lascars avaient plutôt des gueules d'espion.

Monde Unique. Le nom évoquait en moi quelque souvenir. Cette association internationale menait des actions humanitaires aux quatre coins de la planète, notamment dans les pays en guerre.

– Que leur as-tu dit?

– Rien, sourit simplement Joro. Ils sont repartis. C'est tout.

– T'ont-ils parlé de Max Böhm?

– Non. Ils n'avaient pas l'air de connaître le milieu de l'ornithologie. Des taupes, je te dis.

A vingt et une heures trente, la nuit tomba. Nous n'avions pas vu une seule cigogne, mais j'avais appris pas mal de choses. La soirée s'acheva à Sarovar, le village de Joro, sur fond de Budweiser tchèque et d'histoires tonitruantes, en langue slovaque. Les hommes portaient des calots en feutre et les femmes étaient enroulées dans de longs tabliers. Chacun parlait à tue-tête, Joro le premier, qui avait oublié son flegme habituel. La nuit était douce et, malgré les odeurs de graisse grillée, je profitai de ces heures passées auprès d'hommes joyeux qui m'accueillaient avec chaleur et simplicité. Plus tard, Joro me raccompagna au Hilton de Bratislava où je disposais d'une chambre réservée par Böhm. Je proposai à Joro de le payer pour les journées à venir, afin que nous puissions rechercher les cigognes. Le Slovaque accepta d'un sourire. Il ne restait plus qu'à espérer que les oiseaux seraient au rendez-vous les jours suivants.

7

Chaque matin, à cinq heures, Joro venait me chercher, puis nous prenions le thé sur la petite place de Sarovar, fluorescente dans le bleu de la nuit. Aussitôt après, nous partions. D'abord sur les collines qui surplombaient Bratislava et ses fumées acides. Puis le long des prés, dans les tempêtes d'engrais et de poussière. Les cigognes étaient rares. Parfois, aux alentours de onze heures, un grand groupe surgissait, si haut dans le ciel qu'il était à peine visible. Cinq cents volatiles noir et blanc, qui tournoyaient dans l'azur, guidés par leur instinct infaillible. Ce mouvement de spirale était étonnant – je m'attendais à un vol rectiligne, ailes obliques et bec dressé. Mais je me souvenais des paroles de Böhm: «La cigogne blanche ne vole pas activement durant la migration, elle plane, usant des courants d'air chaud qui la portent. Des sortes de canaux invisibles, nés d'une chimie particulière de l'atmosphère…» Ainsi les oiseaux niaient-ils plein sud, glissant sur la brûlure de l'air.

Le soir, je consultais les données satellite. Je recevais la position de chaque cigogne, l'exact degré de latitude et de longitude, précisé encore par les minutes. A l'aide d'une carte routière, je n'avais aucun mal à suivre le parcours des oiseaux. Sur mon micro-ordinateur, les localisations se plaçaient sur une carte d'Europe et d'Afrique numérisée. J'éprouvais ainsi le plaisir de voir les cigognes se déplacer sur mon écran.

On distinguait deux types de cigognes. Les cigognes de l'Europe de l'Ouest passaient par l'Espagne et le détroit de Gibraltar pour gagner l'Afrique du Nord. Leur vol s'enrichissait de milliers d'individus jusqu'au Mali, au Sénégal, au Centrafrique ou au Congo. Les cigognes de l'Est, dix fois plus nombreuses, partaient de Pologne, de Russie, d'Allemagne. Elles franchissaient le Bosphore, gagnaient le Proche-Orient et rejoignaient l'Egypte par le canal de Suez. Ensuite, c'était le Soudan, le Kenya et, plus bas encore, l'Afrique du Sud. Un tel voyage pouvait atteindre vingt mille kilomètres.