— Mais ce n’est pas la princesse Morosini, assura Marie-Angéline. Elle ressemblerait plutôt à la défunte Mina van Zelten... en plus élégant tout de même. L’original aurait attiré par trop l’attention et je ne vois pas Mary s’afficher avec une pareille caricature : ce que je voudrais savoir, c’est si Aldo est au courant ?
— J’en serais fort surprise. L’Angleterre est un pays plus que malsain pour la famille, ces temps-ci. De toute façon, il le lui aurait interdit !
— Aldo, interdire quelque chose à Lisa ? Ce serait nouveau ! Si Lisa est allée à Londres, c’est sans sa bénédiction. Mais je suis certaine que c’est elle. Et je peux toujours téléphoner à Rudolfskrone... en demandant qu’elle rappelle si d’aventure elle s’absente.
— Un brin cousu de fil blanc, non ? On ne l’a pas habituée à tant de sollicitude.
— Et Guy Buteau ?
— Dira rien !
Il y eut un silence que chacune des deux femmes employa à réfléchir. Puis, poussée sans doute par sa passion pour l’aventure, Marie-Angéline proposa :
— Et si on y allait ?
— Qui ? Nous ? Pour quoi faire, grands dieux ?
— Je ne sais pas encore, mais mon petit doigt me souffle que nous pourrions ne pas être inutiles ?
— Ce n’est qu’une litote et toutes ne sont pas paroles d’Évangile ! On ne va tout de même pas s’éparpiller de tous les côtés. On ne sait déjà pas où sont Aldo et Adalbert...
En effet, depuis trois jours, Langlois, exaspéré par l’énervement croissant des deux hommes dont il connaissait bien le besoin d’activité, s’était résigné à leur rendre la liberté. C’était déjà une bonne chose d’avoir soustrait Aldo aux pièges toujours possibles d’une police vénitienne plus ou moins infiltrée par les hommes du Fascio d’où le repli sur Paris, mais, aussi bien qu’Adalbert, c’était avant tout un homme d’action et il fallait lui donner du grain à moudre, et tout au moins le laisser se battre à sa façon. Les dames de la rue Alfred-de-Vigny étaient aussi soucieuses que lui. Le policier avait donc posé une question :
— Si je vous lâchais dans la nature, que feriez-vous ?
Ils avaient répondu d’une seule voix :
— Filer en Angleterre voir de plus près !
— Droit dans la gueule du loup, autrement dit ?
— Pas obligatoirement, fit Adalbert. Tout dépend de la façon de s’y prendre !
— Et alors ?
— Je ne peux pas attendre indéfiniment que mon beau-père reparaisse. Il n’est plus si jeune et il est toujours à la merci d’un accident. Je pense qu’il faudrait reprendre l’histoire par le début : je suis parti là-bas sur l’invitation de lord Allerton. Or, en arrivant chez lui j’ai appris non seulement qu’il ne m’attendait pas, mais qu’il avait disparu. Donc la première chose est d’essayer de savoir ce qu’il est devenu.
— Logique ! Et vous pensez vous y prendre comment ?
— On pourrait ressusciter Michel Morlière et Lucien Lombard, ces braves journalistes passe-partout qui nous ont déjà rendu quelques services, fit Adalbert. L’un comme l’autre nous parlons parfaitement l’anglais, même avec l’accent belge ou américain, selon les besoins...
— À votre place, j’essaierais un autre style ! émit Plan-Crépin. Une carte de presse ne change pas beaucoup l’aspect physique...
— C’est exactement mon avis ! approuva le policier, et j’ai pensé à avancer une suggestion : il est de quelle époque, le château de lord Allerton ?
— Tudor pur jus ! assura Aldo. C’est même de là que lui est venue sa passion pour les joyaux de cette époque, et sa collection vaut... ou valait le déplacement... même avec une bronchite carabinée ! En outre, c’est un si charmant vieux monsieur ! Il vous plairait, Tante Amélie !
— Je n’ai pas une passion particulière pour les vieux messieurs, bougonna celle-ci. J’ai toujours préféré le style...
— Morosini ? insinua Langlois. C’est là justement que le bât blesse. Il se promène déjà quelqu’un qui lui ressemble, alors qu’est-ce que ce sera si on lâche l’original. Il va falloir changer d’aspect physique tous les deux, messieurs !
— Voyons toujours votre idée ?
— Voilà ! La presse, internationale ou non, étant devenue beaucoup trop dangereuse ces temps-ci, on pourrait vous transformer en cinéastes à la recherche de documentation et de lieux de tournage pour un film se passant à l’époque des Tudors.
— Quelle nationalité ? s’enquit Aldo.
— Pourquoi pas américains ? Il en vient tellement en Europe, et ils ont une passion pour les films historiques à grand spectacle. J’ajoute, pour parfaire le tableau, qu’Hever Castle, où fut élevée Anne Boleyn, est assez proche de celui d’Allerton, d’après votre récit, Aldo.
— En effet ! Un joli château, assez simple. La famille n’était pas très fortunée.
— L’idée me paraît excellente jusqu’à présent, approuva la marquise. Mais il y a les pièces d’identité !
— Elles ne me poseront pas de problèmes, asura Langlois. Reste l’aspect physique de ces messieurs, et là, c’est une autre histoire, mais ne vous tourmentez pas ! Ce soir, je vous amène l’homme de l’art !
— Vous avez cette rareté sous la main ?
Le commissaire principal eut l’un de ses rares sourires qui n’en avaient d’ailleurs que plus de charme.
— Je crois que vous serez surpris ! précisa-t-il, narquois.
Quand il revint, il était accompagné d’un petit homme aimable, rond de partout, dont le sourire semblait être l’expression habituelle, pourvu en outre d’une parfaite éducation ainsi qu’en témoigna sa façon de s’incliner sur la main de la marquise de Sommières et de saluer Marie-Angéline. On l’annonça sous le nom d’Albert Duval, ce qui ne tirait pas à conséquence, que ce soit vrai ou non. Il transportait avec lui une valise dans laquelle, après avoir examiné soigneusement ceux que Plan-Crépin surnomma ses cobayes, il fit un choix :
— On va commencer par monsieur ! dit-il en souriant à Adalbert. C’est le plus facile !
Ce qui arracha une légère grimace à l’intéressé, mais sans autre commentaire. La transformation exigea tout de même une bonne heure. Quand ce fut fini, le blond Adalbert était devenu rouquin par la vertu d’une teinture capillaire et de l’adjonction d’une barbe et de moustaches follettes qui moussaient agréablement autour de sa bouche et sur ses joues. Pour Aldo, ce fut une tout autre histoire, et pourtant cela alla plus vite.
Après quelques essais, son beau visage ne se ressemblait plus guère par l’adjonction de tampons de caoutchouc assez judicieusement disposés pour n’être pas gênants, des petites plaques de collant invisible ajoutant quelques rides, une pellicule jaunâtre artistement étalée sur ses belles dents blanches et, côté pileux, on décida que le style « mal rasé » serait des mieux adaptés cependant que les tempes à peine grisonnantes « prenaient un coup de vieux », selon l’expression.
Restait la silhouette, et là, il y avait un problème. Grand et bien bâti, Aldo s’habillait à Londres et ne portait – avec quelle désinvolture ! – que des habits admirablement coupés. Après lui avoir fait retirer son veston et son gilet, M. Duval considéra un moment ses hanches étroites et sa taille mince :
— Veuillez retirer votre pantalon ! fit-il en corrigeant d’un aimable sourire le côté un peu choquant de l’injonction.
Pendant qu’Aldo s’exécutait, les deux femmes s’éclipsèrent aussitôt. Duval sortit de sa valise une large bande de tissu qu’en homme habitué il lui enroula autour de la taille à une vitesse de courant d’air. En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, Morosini était passé d’une élégante sveltesse à un aspect légèrement bedonnant qui amena un large sourire sur les lèvres d’Adalbert :