Quarante-huit heures plus tard, MM. Josse Bond et Omer Walter, attachés de production d’une grosse firme de cinéma, quittaient l’hôtel Lutetia où ils avaient passé la nuit – la transformation s’était opérée chez « Duval » et il eût été de la dernière imprudence qu’on les vît attifés ! –, et, au volant d’une Packard majestueuse signant une prospérité certaine, prenaient la route de Calais d’où ils embarqueraient pour Douvres. À Londres, l’un étant un habitué du Ritz et l’autre du Savoy – avant l’achat de la maison de Chelsea ! –, leurs chambres avaient été retenues au Dorchester.
Il faisait toujours aussi mauvais, mais cette aventure qui ne ressemblait pas aux précédentes les amusait plutôt, une fois encaissé le choc de la transformation :
— Ce que tu peux être laid ! remarqua non sans un certain plaisir Adalbert en démarrant.
— Profites-en ! grogna Aldo.
La satisfaction de son complice lui avait remis les idées en place. Dieu sait pourquoi sa toison flamboyante enchantait Adalbert. Il ne manquerait plus qu’il eût envie de la conserver ? Mais celui-ci le connaissait trop bien :
— T’inquiète pas, rassura-t-il en ouvrant la boîte à gants pour y prendre son paquet de cigarettes. Tu me vois débarquer comme ça au musée du Caire ? Mon cher professeur Loret pourrait en avoir une crise d’apoplexie ! Au fait, et toi ? Comment te sens-tu ?
— Confortable ! Je n’en dirais sans doute pas autant en été, mais grâce au Ciel il fait froid. Ma ceinture de maçon me tient chaud et cette affreuse casquette irlandaise au fond très large avec sa visière abritant le visage parfait le déguisement, sans compter qu’elle protège des intempéries ! Pourquoi n’en as-tu pas pris une ?
— Pour qu’on ait l’air de jumeaux ? Tu sais que j’ai toujours eu un faible pour les bérets basques d’origine, et celui-là est presque aussi large que ton couvre-chef ! Il n’y a plus qu’à espérer que la Manche ne nous secoue pas trop !
Ce n’était pas sans un serrement de cœur que Mme de Sommières et Marie-Angéline les avaient vus disparaître dans la voiture de Langlois sous leur aspect habituel.
— Nous croyons que ça va durer longtemps ? soupira Plan-Crépin en repliant machinalement l’élégant foulard Hermès qu’Aldo avait oublié.
— Qu’est-ce qui vous prend, Plan-Crépin ? Vous, si amie de l’aventure ? Car au fond c’en est une comme les autres.
— Nous voilà bien paisible tout à coup ! Aldo joue sa vie, sa liberté, son honneur.
— Pas sa vie ! On ne l’accuse pas d’avoir tué quelqu’un. Ce qui n’a pas toujours été le cas ! Souvenez-vous de l’affaire de la Perle ! Et puis n’oubliez pas que, dans deux jours, on sera là-bas, nous aussi ! J’avoue que je serais curieuse de voir si Lisa – au cas où ils se retrouveraient face à face ! – reconnaîtrait son mari. Allez, Plan-Crépin, du nerf ! Ou je me trompe fort ou vous allez avoir du grain à moudre chez nos bons amis britanniques ! Alors, d’abord les réservations et ensuite les bagages !
— Pour combien de temps ? Langlois nous a accordé deux ou trois jours !
— Allons donc ! Il nous connaît trop bien ! Disons... une quinzaine... et on rachètera sur place ce qui pourrait venir à manquer !
Plan-Crépin disparut en direction du vestibule où était posé le poste de téléphone principal. Elle avait recouvré le sourire surtout en évoquant un éventuel face-à-face entre Aldo et sa femme... Si Lisa ne le reconnaissait pas, ce serait sans doute le meilleur des tests. Personne d’autre n’y arriverait... sauf peut-être une autre, une dont Marie-Angéline espérait qu’elle ne remettrait plus jamais les pieds en Europe...
En débarquant à Londres après une traversée plus clémente que le temps ne le laissait supposer, et surtout en arrêtant la voiture devant l’imposante façade de l’hôtel Dorchester, Adalbert ne put se défendre d’un petit pincement au cœur. Il aurait tellement préféré rejoindre la jolie maison qu’il avait achetée à Chelsea où il avait de si troublants souvenirs. Si cruels aussi ! Sans Plan-Crépin, il s’apprêtait à faire une énorme sottise. Tout cela s’était effacé pour lui permettre de renouer avec l’existence douillette qu’il avait su se faire, mais il n’en restait pas moins ce home confortable où il aurait tant aimé revenir. Seulement, l’existence dans l’ancienne demeure de Dante Gabriel Rossetti ne se pouvait concevoir sans les soins et la cuisine de Théobald, et cette fois il était absolument impossible de l’y emmener : cela équivaudrait à y apposer sa signature... Il n’empêche que séjourner dans un palace quelconque ne lui disait rien du tout !
Sans paraître s’en apercevoir, Aldo suivait le cheminement de la pensée de son ami en glissant de temps en temps un coup d’œil sur ce profil barbu dans lequel lui-même avait peine à reconnaître son habituel complice. Finalement, il se décida :
— Je suis conscient que tu t’es attaché à Chelsea mais on ne fait que passer à Londres, et, quand cette histoire sera terminée, tu la retrouveras, ta maison ! On pourra même y fêter le retour de ce foutu Sancy, quand on l’aura récupéré !
— À condition qu’on y parvienne. À ce propos, il m’est venu une idée : si c’était elle ?
— Qui donc ?
— Ava !
— Ava ? Tu rêves ? Tu la prends pour Einstein ?
— Pas tant que ça ! Imagine qu’elle ait dégoté un type présentant des ressemblances avec toi. Elle te connaît suffisamment pour avoir relevé les différences. En outre, c’est une Astor et elle doit connaître Hever Castle comme sa poche. Elle organise le cambriolage et, là-dessus, elle galope à Venise pour ramasser « ce que tu lui as promis », te « payer » et mettre définitivement le diamant à l’abri ?
— Tu devrais écrire des romans policiers à tes moments perdus. Elle est rusée, mais pas à ce point, et surtout elle n’est pas assez intelligente !
— Ça je veux bien l’admettre. Alors, c’est quoi le programme dans l’immédiat ? Hever Castle ?
— Non. Levington Manor, à une vingtaine de kilomètres. Il faut d’abord apprendre où est passé lord Allerton. Sa disparition ne correspond à rien et surtout pas au personnage. C’est la courtoisie, la générosité, la gentillesse dans toute l’acception du terme ! En tout cas pas un homme à claquer la porte au nez d’un invité. Surtout...
— De ta classe !
— Crétin ! Elle en prend un coup, ma classe, sous cet attirail ! Tout juste si je me reconnaîtrais moi-même ! Je ne quitterai pas l’Angleterre tant que je ne saurai pas ce qu’Allerton est devenu parce que je ne peux pas me sortir de l’esprit que les deux histoires sont liées...
— Tu as peut-être raison ! Allons donc visiter ce joli manoir !...
Une des manies de l’Angleterre était de mélanger joyeusement la classification des demeures particulières. Par exemple, si Bodiam Castle ou Leeds Castle méritaient amplement leur titre châtelain avec tours, douves et bâtiments rassemblant plusieurs siècles, Petworth House présentait les dimensions d’un demi-Versailles, et Hever aurait pu se contenter de Manor. Quant à Levington Manor, il aurait pu battre à plates coutures la Tour de Londres tant il était imposant. Moins haut peut-être, mais deux fois plus large.
— C’est le style Tudor, ce machin ? demanda Adalbert en stoppant la voiture à quelque distance du pont-levis. Ça vous a un petit côté Plantagenêt...
— L’extérieur, mais si on nous laisse entrer, tu pourras admirer des logis on ne peut plus Henry VIII, sans compter des parterres qui auraient enchanté ses épouses. J’espère que lord Allerton est rentré chez lui et qu’il va accepter nos propos... malhonnêtes parce que notre histoire de film n’est rien d’autre... et surtout qu’il ne va pas me reconnaître ! Nous sommes de vieux amis.